Le formatage de l’idée d’imagination

Qui peut ignorer le propos massivement tenu autour du rapport entre les « jeunes » et l’imagination ? Souhaitons-nous les aider ou en avons-nous peur ? Toujours est-il que le discours est presque constamment déployé sur le registre de la déploration : Ils n’ont plus d’imagination ! Sous-entendu, mais « nous » si ! Ils sont formatés ! Sous-entendu, « nous » pas du tout ! Il n’y a plus rien à attendre d’eux sur ce plan ! Mais qu’attendre de « nous » ?
 
Et on dispute de savoir comment « leur » redonner de l’imagination ; on dispute s’il est possible de les extraire du formatage ; on dispute à l’infini de nos raisons d’avoir raison contre ce qu’ils nous proposent, sans les écouter. Quant à ce que nous leur proposons, en matière d’imagination, ce sont nos manières d’imaginer ou d’avoir imaginé ; ce sont des manières d’honnir quelque chose au nom de ce que nous avons porté. Et donc au mieux un discours formaté.
 
Faut-il croire alors qu’entre le formatage dont nous les accusons, et notre manière formatée de parler de l’imagination des autres au nom de nos modèles d’imaginaire, il faut choisir ? Certainement pas. Mais nous devrions sans aucun doute apprendre qu’aucune mesure des choses n’est portée en soi par une génération ou une forme d’imagination. Dans la route infinie qui conduit à la succession de ces générations, on ne voit guère quel rapport deux générations peuvent entretenir si l’une se contente de mépriser l’autre à laquelle pourtant elle a donné naissance. Cette guerre-là n’est pas pensée ! 
 
« Ils » n’auraient donc pas d’imagination ? Mais quelle est la mesure d’évaluation de ce qui peut passer pour intéressant ou inintéressant chez les uns et les autres, surtout lorsque les codes des représentations entrent en mutation ? Au reste, toute rébellion est interdite si l’imagination n’est référable qu’aux modèles de la génération précédente et à sa manière de lire le monde. Exit donc Duchamp, exit un certain Picasso, exit Le Corbusier, …
 
Autrement dit, le discours sur l’imagination des « jeunes » n’est-il pas conçu essentiellement pour tenter de les rappeler à l’ordre ? Ce serait gravement se tromper que de prendre ce propos au sérieux de ce qu’il n’a pas à dire. Il parle moins de l’imagination des « jeunes » que de la capacité des autres à comprendre ce qu’ils entreprennent.
 
Nous en avons un autre exemple dans le discours parallèle portant actuellement sur les fonctions de l’interdit dans la formation des « jeunes ». Il paraît qu’il n’y aurait plus d’interdit ! Et s’il n’y a plus d’interdit, « ils » ne peuvent plus différer, et n’ont donc plus d’imagination. « Ils » sont en effet conduits à la recherche de la jouissance immédiate, sans imagination. Conclusion : restaurons de l’interdit et de la frustration pour qu’ils retrouvent de l’imagination ! Une « bonne guerre » … aussi … ?
 
L’existence incontestable de clichés portant sur l’imagination doit attirer l’attention sur la possibilité de mettre l’imagination en clichés. Et libérer l’imagination des clichés ne saurait consister à référer à des modèles, dont la propriété est d’annuler l’imagination.
 
Sur ce plan donc, un des drames de l’époque est celui-ci : si on voit un ouvrage dont on n’avait jamais vu le semblable, et si on ne connaît pas l’idée de son artiste, on dit que cet ouvrage est sans imagination. Tantôt on se représente un modèle d’objet que l’on préfère à d’autres, et on appelle « imagination » tout ce qui s’accorde à cette préférence. Et tout ce qui n’est pas conforme est réputé formaté à l’aune d’une règle qu’on n’apprécie pas.
 
En général, par conséquent, les raisons pour appeler telle ou telle chose « produit de l’imagination » sont de moins en moins claires. Nous avons pris l’habitude de vivre nos modèles comme naturels et nous soumettons toutes activités à cet imaginaire. Aussi, quand nous voyons se produire quelque chose qui n’y est pas conforme, nous jugeons que l’autre est en défaut. Nous voyons donc les hommes appeler imagination telle ou telle chose plutôt par préjugé que par connaissance.
 
A quoi en appeler alors ? Non pas à travailler une imagination formatée par une autre imagination non moins formatée, mais à les mettre toutes les deux en œuvre et en conflit, afin qu’enfin elles se départagent toutes deux sur leur puissance. On verrait sans doute ainsi que la plupart parlent moins de l’imagination (des autres) que de modèles de référence et presque toujours de leurs seuls modèles.
 

 

Chantier en cours entre matériaux bruts et formes indéfinies
© Réd. EDA – C. Petit
Deux mots alors sur l’imagination.
 
Il convient d’apprendre à se méfier des usages non-réfléchis des mots. Dans le contexte d’une culture mass-médiatique et publicitaire, parce que le terme « imagination » renvoie à « image », on se laisse souvent aller à croire que l’imagination est la faculté variable, mobile et dispersée d’enregistrer des images plus ou moins proches de copies de la réalité empirique et de la nature. Un peu comme si chaque être humain avait un cinéma dans la tête, des photogrammes dans la conscience ou, en fin de compte, des objets-dessins dans le cerveau (comme si la chaise était dans l’image de la chaise, et l’image de la chaise dans la conscience).
 
Si tel était le cas, comment pourrait-on statuer sur les déplacements des formes imagées engendrées par l’imagination, sur la richesse et la densité de la culture littéraire et artistique dans laquelle un effort d’imagination s’impose, sur les condensations d’images qu’elle nourrit, les suggestions inédites qu’elle propose ? Si l’imagination se contentait de peindre des images qui correspondent à des copies des choses vues, il faudrait très vite avouer que l’esprit ne constitue qu’un lieu (une boîte, un récipient) peuplé de petites choses, et qu’il est voué à la sclérose de l’entassement des images, de la répétition de ce qui est.
Ayant perçu les impasses dans lesquelles l’opinion nous enferme en traitant l’imagination comme une fabrique d’images, il convient d’essayer de changer de terrain d’analyse. Tentons de penser par exemple au travail d’un artiste (ou d’un savant) : comment se dégage-t-il des normes artistiques (ou scientifiques) en vigueur, sinon par le pouvoir de l’imagination ? Cette dernière n’est donc pas le lieu de production des images, mais une puissance qui permet de déformer ce qui est acquis. Elle a par conséquent un caractère ré-organisateur.
L’imagination désigne des actes, ceux de détacher l’image et l’imagination du constatif, et d’abord l’image de l’imagination, et de propulser cette dernière au niveau du constructif, du projectif ? En ce sens, l’imagination est formatrice, motrice. Elle évoque sans décrire, définissant l’esprit de l’homme moins comme une boîte, que comme un acte sans cesse réitéré de dépassement, d’invention et d’ouverture sur le nouveau, grâce à sa puissance de transgression des formes stables et figées. L’humanité imaginante se situe, en somme, au-delà de ce qui est simplement donné, perçu, enregistrable. Elle prouve que les choses peuvent ne pas être simplement ce qu’elles sont, mais peuvent être ce qu’elles deviennent, par la vertu du travail de l’homme. Elle mélange, enchevêtre, en fantaisie (puissance d’extrapoler) : se donne ainsi des futurs à réaliser.
 
 « Rêvez, rêvez, messieurs, mais que votre rêve se fasse réalité », telle fut la magistrale suggestion d’un maître de recherche à son équipe. L’imagination se définit, dès lors, comme  une puissance de remise en question et une puissance d’invention (sur tous les terrains envisageables : politique, science, littérature, …). Disons, a contrario, que si les choses étaient seulement senties et se suffisaient à elle-même, dans leur immédiateté (d’être-là), il n’y aurait ni images, ni inventions, ni futurs. L’homme ne serait plus qu’une chose parmi les choses. L’imagination participe de la négation de l’immédiat, de la négation de l’identité entre le réel et le perçu immédiat. En quelque sorte, elle « déréalise ».


Expliquons le sens de ce dernier terme. L’imagination ou la conscience imaginante se distingue de la fabrication de décalques du réel dans laquelle l’étymologie l’enferme. Cette fabrication résulte de la sensibilité. L’image, elle-même, n’est pas une perception renaissante, différente seulement par l’intensité (moins vite, moins claire) ; l’image est moins un simulacre du monde, un analogon, en quoi elle serait presque une fausse perception (une pauvre perception), que connaissance en marche du réel ; moins le résultat passif d’une reproduction ou représentation psychique, qu’une construction qui marque le réel au sceau du négatif (il n’est pas l’illusion première) et donc est à l’origine de toute transformation, de tout réel transformé. « Je » déforme les images de ce qui est pour évoquer ce qui n’est pas là, de ce qui n’est pas accessible ici et maintenant. « Je » pose des images de mondes qui n’existent pas encore sans en poser l’existence nécessaire. J’accède à des espaces et des temps qui contredisent ceux dans lesquels « je » vis. En un mot, déréaliser, c’est l’acte par lequel un présent est nié afin de produire autre chose. A ce titre, l’image permet de « néantiser » l’immédiat afin de lui donner un sens, elle confère à la conscience une autre dimension que celle d’une adhésion constante à ce qui est perçu, confondu avec ce qui est. L’imagination constitue bien la condition de notre présence au monde.

Si l’imagination est bien cette activité de l’esprit par laquelle s’opère une déréalisation du présent, cette fonction de l’esprit qui, face au donné perçu, s’invente des règles dans le but de transformer cette matière, elle est active dans tous les domaines. Cet acte synthétique s’investit dans le langage en aidant à poser, à faire paraître, des objets absents dans des impressions présentes (des objets de recherche), objets passés (le vraisemblable quand on ne connaît pas le vrai) ou objets futurs (mettant le présent en tension), objets posés comme inexistants (un monde meilleur), comme absents, comme existants ailleurs (le paradis, l’enfer), ou non posés comme existants (un centaure, une chimère, mais aussi un chiliogone). Imagination et langage trouvent leur synthèse dans l’inclination à schématiser, dans la certitude vécue d’une liberté de se mouvoir dans les formes en les produisant. Cette conscience se rapporte au monde sur le mode de la « mise à distance », en se donnant les moyens de penser sa transformation. Dans le cadre particulier de la connaissance ou de la culture, alors que les mots et les concepts se figent si vite pour des esprits paresseux, l’imagination suscite une force agissante propre à réveiller les flammes de l’esprit. Elle empêche de croire que ce qui est, est seulement. Elle rend tout possible. Elle ranime les mots usés (les poètes le font), remet les formes en vie en les transformant (n’est-ce pas l’une des nombreuses tâches du savant ?). Par sa puissance, elle remet en question et en jeu une culture toute faite, bornée à répéter ce qu’elle a déjà fait. Elle favorise ainsi le dépassement des limites.
Si l’imagination est une des façons qu’a la conscience de se donner un objet à refaire, une nouvelle tâche à accomplir, elle ne détermine pas seulement une activité de type littéraire, comme on le croit souvent, et ne définit surtout pas une sorte d’errance agréable de l’esprit. Mais elle structure la connaissance scientifique (en laquelle elle suscite de l’inconnu), la pratique éthique et politique (en laquelle elle permet de viser ce qui est à réaliser), l’activité esthétique. Dans tous les cas, elle suppose une négation explicite de l’existence immédiate et présente des tâches. Elle opère une conversion de l’esprit, refusant qu’il s’en tienne à des opinions premières, racontant le possible, c’est-à-dire le futur. Elle s’oppose à ce qui résiste en se maintenant, promeut en éprouvant des forces, apprend à l’esprit à se réformer soi-même en transformant les choses. Cette conversion donne alors à la politique sa véritable dimension : agir afin que quelque chose de nouveau advienne, qui ait été conçu dans le but de ne pas perpétuer ce qui est seulement.
Esprit d'avant