LE GARÇON À LA PIE GRIÈCHE
Il est feu Jacques Chopineau maintenant, je dirais même : tout feu tout flamme.
Le calembour coulait de source chez lui, et il ne nous en tiendra pas grief.
De sa présence je garde en mémoire avant tout ce regard particulier, qu’il avait charbonneux.
Quel Sarrasin avait donc laissé en lui sa trace dans la forêt de Fontainebleau, dans un passé insondable ?
Je me retiens à dessein de prétendre reconstituer avec exactitude tel ou tel épisode de la vie de l’ami Jacques. Sa vie affleurait dans ses romans, sa vie en devenait elle-même un roman. A une question trop précise- mais toute question était trop précise – il répondait d’habitude par un silence ou par une parole d’esquive. On ne pouvait deviner de lui que ce qu’il voulait bien laisser entrevoir. A certains souvenirs, ses yeux de braise devenaient incandescents: l’enfant sauvage de la Forêt bellifontaine, ses pérégrinations d’étudiant ( Montpellier Strasbourg peut être, Genève en tout cas avec le grand Wilhelm Vischer) et ses engagements de jeune professeur au Mexique; mais aussi la vie de militaire. L’armée, si j’ai bien compris, fut pour lui ce qu’à d’autres fut le petit séminaire, fenêtre sur le monde pour des jeunes qui autrement n’eussent guère pu faire d’études.
Jacques, l’ami Jacques, peut être meilleur ami que mari ( père, je ne sais; des rapports très compliqués avec ses filles en tout cas). Catherine a été à ses côtés pendant un long chapitre de sa vie, et jusqu’à la fin. Quel bonheur et quelle chance pour lui: un amour qui éclaire et fait rire, une tendresse qui ne lésine sur rien. Pour nous autres, c’était un ami très fidèle toujours prêt à renouer une conversation, après une absence d’une semaine ou d’une année. Je n’ai jamais entendu de récrimination dans sa bouche; il n’était pas porté aux ragots, se tenant toujours un peu en deçà, le regard très loin, souvent dans une rêverie a mille lieues de la discussion administrative ou académique en cours. Il avait d’ailleurs sa façon bien à lui de faire rouler le mot de Cambronne : » et m……………… « .
Sa liberté intérieure était impérieuse et jamais battue en brèche, même pendant ces nombreuses années où il « n’avait pas la forme olympique ». Il avait une constitution robuste car les maladies n’en venaient pas à bout, depuis les années où il était notre professeur d’hébreu et d’exégèse de l’Ancien Testament, puis mon collègue à la Faculté de Bruxelles, et enfin pendant ses longues années de retraite. La jambe « folle », le vertige et les douleurs au dos pouvaient le tourmenter; mais lui restait libre, seigneur et enfant dans un vaste espace intérieur, habité par les paroles des prophètes hébreux et des sages chinois et des poètes de toutes les nations.
Anne-Marie Reijnen