LE LANGAGE MÉDIATIQUE : UN POUVOIR DISCRET MAIS REDOUTABLE

L’homme appartient à une espèce intelligente capable d’inventer et de façonner des outils remarquables. Parmi eux, le langage, conçu par l’être rationnel afin d’exprimer sa pensée et de communiquer avec ses homologues à travers un système de signes conventionnels. Progressivement, le langage a évolué du rôle de simple instrument à celui de moyen d’influence. Rapporté aux médias, le langage journalistique ne fait ainsi pas seulement qu’informer les individus d’une façon plus ou moins neutre, mais se définit inévitablement comme un objet capable d’établir un pouvoir, de le faire persister, ou de le subvertir. Si le fait que le langage constitue un élément du pouvoir et pour l’obtention du pouvoir ne signifie pas que les mots réussissent nécessairement dans l’entreprise qui leur est assignée, il s’agit toutefois de porter notre attention sur ces moments – bien plus fréquents qu’on ne pourrait intuitivement les imaginer – où le langage médiatique, malgré son apparence ordinaire, exerce en fait une véritable emprise sur le récepteur qui est le sien (Ramonet).

Par des procédés subtils, le langage médiatique contient en effet des aspects privilégiant certaines façons de penser, mais pas d’autres; il décrit les groupes puissants comme la norme face à laquelle les autres groupes doivent se mesurer et banalise les difficultés en les rendant les plus discrètes possibles. La domination sociale de certains groupes sur d’autres n’est de la sorte pas seulement transférée à travers le langage, mais s’en trouve renforcée (Bourdieu). C’est ainsi que par sa seule force routinière, ce langage biaisé parvient à faire croire qu’il ne l’est pas.

Tâchons ainsi de considérer dans cet article en quoi le langage médiatique, à travers les influences idéologiques qu’il contient, développe une certaine conception de la société soucieuse de maintenir l’ordre établi. L’intention n’est point ici de condamner une telle idéologie per se, mais simplement d’identifier les moyens à travers lesquels celle-ci parvient à être propagée.

La genèse d’une langue


Le langage médiatique s’emploie quotidiennement dans les réseaux de communications français, à travers ses formules, ses expressions et ses figures de style. Il convient ainsi de décrypter certains « trucs et astuces » de ce langage dont le grand paradoxe réside dans sa capacité à passer pour un langage classique, alors que sa spécificité consiste précisément dans sa teneur idéologique. Qu’est-ce qui caractérise en effet les mots et expressions du langage médiatique? Il semble qu’une de leurs premières particularités demeure dans leur appartenance au champ lexical de l’évitement, de l’apaisement : les mots doivent permettre d’échapper au conflit. Le langage médiatique agit pour donner une image lisse du monde, condition nécessaire au maintien des rapports de force tels qu’ils existent (Champagne).

Un exemple ? A partir des années 1960, les économistes ont commencé à employer de plus en plus le mot problème (problème de la dette, problème du chômage…), alors qu’avant, ils avaient plus tendance à parler de question : on évoquait la question industrielle, la question sociale… Cette modification ne saurait être exempte de neutralité, puisque si « à une question, les réponses possibles sont souvent multiples et contradictoires, un problème, souvent posé en termes chiffrés, n’admet en général qu’une solution et une seule » (Hazan). Dès lors, lorsque les médias se mettent à évoquer un problème plutôt qu’une question, ils sous-tendent par là même que la seule politique possible est celle perçue comme incontournable par les experts de la pensée de marché (Halimi). Ce faisant, ils dévaluent ipso facto l’idée de débat démocratique, lequel suppose, pour s’exercer, une alternative, et non un simulacre de confrontations stériles.

Similairement, de nombreuses inventions sémantiques développées par les économistes ont étés reprises par les médias dans une optique d’adoucir, voire de masquer, une certaine réalité économique : ainsi a-t-on découvert les termes de restructurations pour parler des délocalisations, de plans sociaux pour rendre compte des licenciements massifs, de demandeurs d’emplois pour évoquer les chômeurs. 

L’une des marques traditionnelles du langage médiatique semble subséquemment être celle de l’euphémisme, les médias ayant fait disparaître – ou presque – de leur champ lexical les infirmes, les grèves, les femmes de ménage, les pauvres, respectivement substitués par les personnes à mobilité réduite, les mouvements sociaux, les techniciennes de surface, les gens de condition modeste (Gélard).

Avec eux ont également disparu les opprimés et les exploités, substitués par les exclus Cette transition n’est évidemment pas innocente, en ce que « le modèle d’exclusion permet de désigner une négativité sans passer par l’accusation. Les exclus ne sont les victimes de personne : ce qui leur arrive est donc le plus souvent de leur faute » (Hazan). Ainsi a-t-on vu un remplacement du vocable du litige par celui du politiquement correct, lequel, en atténuant la dureté des conditions sociales, bride par là même toute tentative revendicatrice.

La perte de sens linguistique


Le langage médiatique ne se contente pas de dissimuler la réalité en substituant à certains mots connotés d’habiles tournures de style ; il joue aussi sur les mots eux-mêmes. Considérons le mot crise. Ce terme est issu du vocable de la médecine classique, et représente l’ensemble des phénomènes pathologiques se manifestant de façon brusque et intense, mais durant un laps de temps limité, ce qui laisse prévoir un changement généralement décisif, en bien ou en mal, dans l’évolution d’une maladie. Etendu à l’économie et à la politique, le terme de crise fut employé – à raison – pour relater d’un épisode grave, mais temporaire : on parle de la Crise de 1929. Or aujourd’hui, les médias, bien aidés par les politiques, emploient ce terme à tout va: la France serait submergée de crises, qu’il s’agisse de celle du logement, de la sécurité sociale, de l’emploi, de l’autorité ou encore de l’éducation… Cette déviation sémantique n’est point innocente : invoquer la crise à propos de tel ou tel problème, c’est inviter la conscience populaire à croire que celui-ci saura se résoudre au plus vite, alors qu’en fait seules des réponses structurelles permettraient de résorber les difficultés (Maler).

Cette interprétation pour le moins abusive de la réalité se retrouve également dans les « mots-masques », parmi lesquels figurent les mots composés en post- : post-industriel, post-moderne… L’emploi de ces mots sait donner l’illusion d’un changement profond, là où il n’y en a guère, sinon peu. Aussi, lorsque les médias répètent que les sociétés occidentales sont post-industrielles, ils génèrent dans l’inconscient collectif tout un processus intellectuel au service de leurs intérêts : « Faire disparaître l’industrie a bien des avantages : en renvoyant l’usine et les ouvriers dans le passé, on range du même coup les classes et leurs luttes dans le placard aux archaïsmes, on accrédite le mythe d’une immense classe moyenne solidaire et conviviale dont ceux qui se trouvent exclus ne peuvent être que des paresseux ou des clandestins » (Hazan).

De ce constat, que résulte-t-il ? L’idée que les médias disposent bel et bien d’une formidable faculté d’orientation de nos pensées – et par là même de nos actes. Face à ce langage en perpétuelle mutation dont l’objectif est précisément de s’installer sans bruit, la prise de conscience constitue déjà en soi un premier acte d’émancipation.

Sources

Bourdieu, Pierre. 1996. Le plateau et les coulisses. In Sur la télévision, suivi de L’emprise du journalisme, éd. Raisons d’agir, 9-42.

Champagne, Patrick. 1991. La construction médiatique des malaises sociaux, in Actes de la recherche en sciences sociales, 90, 64-75.

Gélard, Jean-Pierre. 2005. IntroductionCitoyens par le débat. In Médias, mensonges et démocratie, Presses universitaires de Rennes, 11-16.

Halimi, Serge. 2005. Révérence devant le pouvoir. In Les nouveaux chiens de garde, éd. Raisons d’agir, 17-49.

Hazan, Eric. 2006. Mots, tournures procédés ; effacer la division. In Lingua Quintae Respublicae. La propagande du quotidien, éd. Raisons d’agir, 9-50; 99-114.

Maler, Henri. 2005. La critique des médias et ses enjeux démocratiques, Presses universitaires de Rennes, 173-180.

Ramonet, Ignacio. 2000. Faux-semblants. In Propagandes silencieusesMasses, télévision, cinéma, Ed. Gallimard.

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