Le spectacle théâtral
Une coalescence de sensibilités ou le développement des capacités de voir
Loin d’être une fuite de la réalité, ou la tentative de la transformer, un spectacle théâtral est le résultat d’une intense observation et la rencontre de sensibilités qui s’accordent pour déployer les émotions contenues dans l’observation.
• Monter un spectacle c’est rendre visite à un univers
L’envie de monter un opéra ou un texte est avant tout l’envie de passer du temps avec cette œuvre. C’est un chemin de découverte qui suscite des occasions de trouver des choses auxquelles je ne m’attendais pas. Monter un spectacle est la recherche du bon équilibre entre ce que l’on est et l’œuvre que l’on sert.
Le choix de l’oeuvre résulte de l’attirance pour les qualités sensibles d’un texte fort. C’est peu souvent l’envie d’images ou d’un spectacle visuel qui s’impose. Une exception a été « La La La ». Pour cette réalisation, ce ne sont pas les textes en eux-mêmes qui ont été au centre mais leur agencement, la mélodie, et puis l’envie de travailler avec Geoffroy Jourdain. Nous nous étions rencontrés sur un travail antérieur. Cela avait été l’expérience d’une entente que nous souhaitions renouveler. Il restait à trouver le projet qui lui permette de s’incarner.
De même avec Benjamin Perrot et Florence Bolton. Le texte de Cyrano que nous connaissions avant s’est présenté comme celui qui allait nous permettre de trouver un développement commun sur une idée. C’est une sorte d’alchimie. Le texte arrive là, après les personnes, comme le troisième élément.
Lire un texte avec le corps et la voix est essentiel. Tant qu’il n’est pas lu, le texte n’est pas achevé. Dans la lecture, on rejoint un certain nombre d’informations de la part de l’autre. C’est un peu vivre avec un auteur, rendre visite à son univers comme à un pays étranger. On essaie de comprendre comment il respire, ce qu’il dit vraiment. On apporte sa part, on met de soi aussi.
Je suis très sensible aux écrivains qui essaient vraiment d’amenuiser la distance entre la parole et la chose et donnent un espace magique à l’écriture. Cyrano, quand il écrit contre un gros homme, le fait enfler, à la fin, il le crève. Son écriture devient haineuse, implacable, jouissive dans cette haine. Par la sonorité des mots, on se rapproche de l’utilisation magique de la parole.
Convoquer le nom des choses dans le bon ordre, les fait arriver. Même si la certitude reste flottante, le théâtre est un lieu possible pour cela. Le pouvoir d’accéder à d’autres réalités peut être « prêté » au théâtre, mais pas vraiment donné. On sait bien que Hamlet ne meurt pas mais on pleure. Bien sûr, dans le deuil, on pleure sur soi, mais les pleurs ne sont pas seulement le fait d’un transfert. Hamlet existe aussi pris dans le maillage de ceux qui savent qu’il existe. Le spectacle le rapproche de leur réalité.
• La convergence de sensibilités pour le déploiement du réel
On n’est jamais seul au théâtre. Il y a toujours au moins le créateur lumière. Cela commence par ça. C’est peut-être l’art de solitaires qui se réunissent pour donner corps à des images, des sensations, des choses que l’on aimerait exprimer.
La rencontre des gens, des sensibilités et d’un texte, c’est cela qui fait un spectacle.
« Comment Wang Fo fût sauvé ». C’est un conte très simple à priori. Le peintre qui disparaît dans son tableau. Il y a beaucoup de lectures possibles de cette nouvelle de Marguerite Yourcenar. Sylvain Malézieux, un membre du quatuor Habanera, apporte une œuvre d’un compositeur contemporain, Alain Berlaud. Son projet était de confondre l’expérience musicale avec celle du peintre. Nous n’avions aucune idée de ce que cela pouvait donner en scénographie.
Ce qui est premier, c’est le regard sur un peintre avec l’aide d’un texte avec lequel il est intéressant de passer du temps. Le portrait d’un artiste qui fait exister des mondes par son art. La magie est de s’échapper de la peinture. Trouver des équivalences musicales est un défi. Il en allait de même pour Yourcenar qui a cherché dans son écriture à rivaliser avec la peinture. Il y a une émulation entre la figure du peintre et le mystère de l’écriture. Dans le texte, ce qui m’intéressait essentiellement, c’est la fin. La flèche qui va vers son but. Les derniers mots, « C’était bien Ling », font revenir un homme qui a été tué par les gardes de l’empereur.
L’empereur cherche à anéantir le peintre Wang Fô parce qu’il a créé un monde meilleur que le monde lui-même. Il ordonne à ses gardes de tuer son disciple, Ling, puis ordonne au peintre de reprendre une oeuvre inachevée : « Tu auras les yeux brûlés et les mains coupées, mais avant cela tu vas parfaire le tableau qui m’a obsédé toute ma vie et que tu as laissé inachevé ». Wang Fô en face de la toile inachevée se trouve face à la fraîcheur de ses jeunes années et reprend le travail en lui apportant son expérience. Il est dans une barque. Le lieu se transforme du fait de la peinture. L’eau qu’il peint submerge tout. Le fer rouge destiné à lui brûler les yeux s’éteint. Les courtisans s’écartent. Il peut alors retrouver son disciple.
L’effet de surprise est le surgissement de Ling, comme une expression un peu décalée qui aiderait à passer le gué. « C’était bien Ling. »
L’envie de travailler sur le texte est celle de parvenir à un tour de magie, à le déployer dans l’espace.
• La préparation est aussi intéressante que l’objet fini
Essentiellement, quel que soit le spectacle, ce qui compte est de passer du temps avec les gens, les rencontres, que son projet suscite. J’accorde autant d’importance au chemin qui mène au spectacle qu’au spectacle lui-même. J’ai autant envie que le moment de création soit un moment agréable. Le théâtre n’est pas une évasion mais une réalité reconnue par tous. Le temps de la création est une réalité qui entretient un maillage étroit avec une autre réalité aussi.
Autant que faire se peut, tout au long du montage, je tiens un blog conçu comme un journal, principalement pour donner des informations sur le travail mais aussi pour maintenir un lien entre les différents participants et associer ceux qui peuvent être intéressés par le spectacle abouti. Il est intéressant de savoir ce qui se passe dans les coulisses avant la réalisation finale.
• Le spectateur prolonge le spectacle par sa simple capacité de voir
Entre le choix du propos et la première représentation, c’est un fil continu qui se déroule. Il est difficile de dire quand on estime que le temps de la préparation est achevé. Même lorsque le spectacle est devenu un objet fini, c’est encore un objet dans lequel j’aime me promener et revenir. Par exemple « l’autre monde », je le refais avec plaisir. Plus qu’un objet, c’est un lieu dans lequel s’inscrit la mémoire des représentations précédentes. La qualité d’écoute des spectateurs m’invite à explorer des tonalités nouvelles. Je découvre des aspects différents du texte que je n’aurais pas pu découvrir par une spéculation à froid.
Le cadre de la scène situe le théâtre sur un degré différent du quotidien mais c’est une construction au même titre que beaucoup d’autres. Le discours d’un notaire est une déréalisation complète. Rien de plus virtuel que le monde juridique. Dans le métro quotidien, on est aussi dans une construction. Tous ces gens qui descendent dans un souterrain éclairé artificiellement pour rentrer dans des petites caisses, qui se déplacent pour aller faire des choses, c’est bien le résultat d’une construction mentale. C’est par l’intensité des sensibilités que l’image trouve son pouvoir de création.
La scène du métro dans « la la la », sinon la pure réalité est une grande observation. On y voit les passagers qui montent et descendent dans la rame, s’asseyent, lisent, somnolent, cherchent leur équilibre s’ils sont debout. Une marionnettiste donne son spectacle. Il y a une ébauche de bousculade … mais « dans le vrai », les passagers du métro ne chantent pas une polyphonie où chacun est responsable d’une note. Grâce à la musique, la scène n’est pas réaliste. Elle accède à une réalité rythmique. Il faut compter les mesures très exactement. C’est pourquoi il a fallu deux maîtres de mesure, Geoffroy Jourdain et Morgane, chacun à un bout de la rame. C’est rare qu’il y ait deux chefs d’orchestre en action dans une rame de métro.
Après la représentation, le spectacle s’éclate dans la multiplicité des personnes qui l’on vu. Je ne pourrais pas dire s’il est achevé ou réussi. Je voudrais seulement citer les derniers mots d’un poème d’Aragon : « A vous de dire ce que je vois ». Dans la démultiplication de ceux qui ont assisté à la représentation, il ne cesse de se renouveler.
Benjamin Lazar*
Propos recueillis par Camille Petit
*Benjamin Lazar, comédien et metteur en scène, dirige la « Compagnie de l’Incrédule ».
Parmi ses réalisations les plus récentes, « Cadmus et Hermione », « L’autre monde ou les empires de la lune » de Cyrano de Bergerac, « La , La, La », un opéra en chansons, »Comment Wang Fô fût sauvé », adaptation d’une nouvelle de Marguerite Yourcenar portée par une création musicale d’Alain Berlaud.
Parmi ses réalisations les plus récentes, « Cadmus et Hermione », « L’autre monde ou les empires de la lune » de Cyrano de Bergerac, « La , La, La », un opéra en chansons, »Comment Wang Fô fût sauvé », adaptation d’une nouvelle de Marguerite Yourcenar portée par une création musicale d’Alain Berlaud.