Le virtuel sera-t-il un monde sans fin ? 

Dans le monde qui est le nôtre, l’espace virtuel devient peu à peu prépondérant, parfois comme support ou prolongement du réel, parfois comme un masque. Trop souvent il impose ses propres mesures ou démesures. Le jeu vidéo en est une composante forte. Un monde d’images, la confrontation et les aléas du  jeu, le déroulement d’une histoire, méritent d’être explorées tout autant pour leurs caractéristiques connues, celles de l’image et du jeu, que pour les transformations qu’apportent les techniques nouvelles mises à leur service, le développement de l’histoire en interactivité.

L’enracinement dans une histoire personnelle du fait de l’image

 

 L’image est le personnage principal  

 
 
Le jeu virtuel fait désormais partie de notre environnement, mais on ne devient pas joueur par hasard. Moi-même, j’ai été élevé devant les images de la télévision. Je les ai biberonnées. Enfant je regardais l’écran avec ma mère dépressive. Je suis devenu cinéaste pour remplir l’écran d’images qui fassent plaisir à ma mère. J’ai appris ensuite les bienfaits de l’image pour analyser une triangulation.
 
L’intérêt du jeu vient tout naturellement des possibilités d’attirance ou d’assimilation suscitées par l’image. A cet égard, les études de Joyce Mac Dougall sont intéressantes. Elle souligne le lien qui existe entre la dimension d’artiste et celle de psychanalyste. Il y a peut-être plus à faire en laissant s’exprimer comme le fait l’artiste qu’à vouloir normer par le récit. En laissant faire les images, des zones très profondes s’expriment. En s’inscrivant dans cette dynamique, avoir recours au jeu vidéo comme support thérapeutique est quasiment naturel. Même si le jeu de l’enfant est plus délicat, infra verbal, régressif, il peut il y avoir un parallèle entre l’investissement de l’image et la suggestion de verbalisation de l’adulte qui intervient dans le jeu de l’enfant. Le jeu vidéo permet des stratégies thérapeutiques. A travers lui, on fait appel à la métaphore et au symbole.
 
L’image porte en elle des possibilités de projection ou d’identification. Le jeu fonctionne exactement comme le rêve : condensation, figuration, déplacement.
 
Deux exemples :
– Un enfant atteint du syndrome d’Hirsprung, défaillance de la motilité intestinale, est l’objet d’attentions et de soins constants de la part d’une mère forte et surprotectrice. Dans un jeu où le héros rencontre successivement des obstacles, il voit tout à coup surgir un monstre du style dinosaure qui bombarde avec des boules de terre. A l’apparition du monstre il s’arrête et demande «  c’est un homme ou une femme ? ». L’interrogation porte bien sûr sur la mère toute puissante dont il a l’image.
 
– Un jeu, GTA, suppose que le joueur incarne un gangster. Un joueur qui avait choisi ce scénario sans intention particulière ressent un vrai malaise au cours de son déroulement et ne parvient pas à investir
le personnage. Peu de temps après il comprend que c’est une part de son histoire familiale qui se rejouait là. Il apprend peu après que son grand père mort en prison n’aurait pas été emprisonné pour faits politiques, mais était un gangster.
 
L’identification fonctionne comme dans tous les processus d’images mais avec un coefficient accru dans la vidéo. On peut voir dans les tableaux de Bosch une vision onirique de la déchéance et dans Ulysse un héros gratifiant. Au cinéma, l’image est « saisissante », on n’en voit pas le cadre. Mais c’est encore une identification secondaire : « j’ai le caractère du héros ». Dans le jeu vidéo, la place du corps permet une identification primaire, « je suis le héros ».
 

Il est intéressant de suivre l’évolution d’un enfant par les choix qu’il fait dans ses jeux, héros ou avatars. Ce sont véritablement des rôles différents qu’il se donne. Choisir un rôle et entrer en action sont des appropriations fortes. C’est là que le jeu est véritablement intéressant. Passer de la guilde des gentils à celle des méchants n’est peut être pas changer de valeur mais devenir plus actif. Il rentre de multiples composantes dans les processus d’identification.  Il faudrait aussi explorer les images qui se forgent en arrière plan, la représentation du concepteur du jeu, ce que veut dire ruser avec les consignes, avec le moteur d’action. Le concepteur de jeu pourrait être une image du père. Le désir de protection peut être conforté dans le choix de certains rôles. Ce sont des hypothèses qu’il reste à éprouver.

 


La structure et les limites du jeu traditionnel avec les possibilités d’exploration et de prise en main d’une dynamique nouvelle

  Le jeu constitue une vraie structure

 
 
Un puissant révélateur
 
Sans doute les « effets » du jeu vidéo sont plus puissants que ceux des jeux traditionnels mais les affrontements, les jeux de guerre, ne sont pas une nouveauté. Il faut démystifier les craintes qui viennent comme souvent de ce que l’on ne connaît pas et ne maîtrise pas soi même. Le jeu n’est pas un catalyseur mais un révélateur.
 
Les jeux virtuels reprennent les codes des jeux d’enfant. La violence n’y est pas plus forte que dans ses jeux traditionnels. C’est terrible la colère qui peut se réveiller à travers les métaphores. Le danger véritable est dans la sortie du symbolique, le passage à l’acte s’il y a télescopage entre le contexte psycho- pathologique et le jeu. Oui le jeu est dangereux comme le haschich, les bandes dessinées et les romans. Il paraît qu’on a voulu interdire « les trois mousquetaires » parce qu’on craignait que sa lecture augmente le nombre de duels. Le jeu comme la colère révèle nos symptômes secrets.
 
Dire que le jeu réveille la violence, c’est peut-être simplement voir que l’enfant est violent. La dimension du combat est importante. Le jeu vidéo met face à la violence, mais c’est une violence qui existe quoiqu’il en soit. Il en est du petit d’homme comme le dit Hobbes : «  l’homme est un loup pour l’homme ».
 
Le virtuel pourrait être un accès à une réalité plus profonde que le réel ordinaire. Un révélateur comme le montre l’évolution du jeu « Second Life » parti de l’idéal utopique d’une société idéalisée démocratique, communautaire. Quelques années après, ce qui domine « Second Life » est le sexe et l’argent. Cela révèle notre morbidité et confirme Marx et Freud. Le sexe et l’argent sont omni présents. C’est choquant lorsqu’on est habitué à contrôler ce que l’on donne à voir ou à une représentation idéale. Le jeu vidéo est une contre culture de l’image idéale.
 
L’image n’appauvrit pas l’imaginaire. Ce n’est pas non plus le monde des images qui crée la dépendance mais il peut révéler une structure addictive, le désir d’être bloqué dans un monde transitionnel, un monde persistant sans fin. Pour certains, devoir éteindre l’ordinateur est plus difficile que de voir mourir son avatar. La difficulté qui se révèle là est une difficulté préexistante au jeu, la crainte d’affronter le monde réel. Le profil de joueur le plus classique est celui de l’enfant à fort QI qui prend sans effort une figure de presque héros dans la cellule de ses proches. A l’entrée de l’adolescence, l’attente familiale peut devenir plus forte et avec elle grandit la difficulté à affronter l’épreuve de l’extérieur.

 
Bien sûr il ne faut pas oublier les composantes artificielles du jeu. Tout d’abord la capacité de s’affranchir des contraintes habituelles de la durée – C’est la répétition qui permet de franchir les handicaps – et puis la collusion avec l’intérêt du producteur – quelle qu’en soit la monnaie, monneyer sa remise en vie, c’est aussi prolonger la durée du jeu. Le partenaire majeur du jeu est le concepteur/producteur. C’est une dimension à ne pas négliger dans l’appréciation de la relation de dépendance qu’il génère.
 
 
L’effet récréatif
 
Au-delà des aspects, un peu effrayants peut-être, de révélateur des pulsions, on peut être sensible aux ressources classiques et connues de la situation de jeu, régulation, apprentissage des limites et acceptation des contraintes.
 
On pourrait reprendre les analyses de Winnicott, ce qu’est le jeu en lui-même, sa fonction, l’espace qu’il génère comme recréation. Ce qui s’y « joue » de façon privilégiée : conflits, culpabilité, frustrations. Les enseignements successifs de Sandor Ferenczi, Mélanie Klein, Winnicott sont essentiels mais en définitive c’est la mise en jeu personnelle qui est déterminante.
 
Le jeu a toujours eu fonction de normothérapie de la vie ordinaire. Il met en situation d’affronter ou de réparer. On peut voir par exemple une petite fille qui après avoir rudement malmené sa poupée pendant toute une séance la recoiffe et range ses affaires de manière obsessionnelle comme pour maîtriser ses pulsions.
 
Il est possible que les lois soient plus facilement acceptées dans les jeux que dans la vie sociale ordinaire. Il se pourrait même qu’elles ne se voient pas. Par exemple, lors d’une rencontre avec des journalistes sur les jeux, la remarque a été faite que « les Sims » était un jeu, incorrect, anti écologique. Or de fait, dans ce jeu, celui qui laisse ses déchets ou jette ses ordures par terre voit immédiatement diminuer ses trois jauges : hygiène, confort et sociabilité.
 
L’équivalent le plus proche du jeu vidéo en dehors du monde des images serait le Judo : un affrontement, la mise en jeu du corps et la mesure de ses propres faiblesses et de la force de l’adversaire.
 
 
La confrontation aux difficultés intérieures
 
Si l’on redoute dans le jeu un effet opium du peuple qui permettrait de n’agir que virtuellement et pas dans la réalité, il faut voir à l’inverse que dans le jeu je m’approprie les images, je tue dans l’image, je fais. Le jeu vidéo est vraiment une possibilité d’affronter ses difficultés intérieures.
 
Une étude a été faite par une chercheuse américaine sur les effets de la violence des jeux video.
L’hypothèse que les jeux video violents rendent violents s’est retournée par la vérification auprès des indicateurs les plus sûrs : les chiffres de la FBI. Les chiffres montrent que les actes de violence sont en baisse. Les jeux virtuels ont un effet cathartique. Il est remarquable que le jeu Flight Simulator a été le plus vendu aux US après les évènements du 11 Septembre. S’emparer des images d’avions qui se jettent sur des immeubles permet aussi d’évacuer le stress des images vues à la télévision.
 
Dans les jeux virtuels, le monde des images est tout sauf un monde de facilité. Le jeu demande de la concentration, et même de la concentration musculaire, de l’habileté. Interactif, il demande aussi la maîtrise de la sensibilité. Après un jeu video on se détend en regardant la télé parce que l’on redevient spectateur.
 
L’apprentissage principal du jeu vidéo est l’apprentissage de la perte. Apprendre à perdre.
 
Dans le processus du jeu et de l’utilisation qui peut en être faite, il faut surtout voir qu’un jeu video n’est pas hypothético déductif. On apprend en faisant. C’est ainsi que procède la « Game school ». Tout d’abord, on baigne dans une histoire, puis on apprend à identifier les évènements, les époques. On corrige. C’est ainsi que l’utilisation du jeu video à l’école permet des taux d’adhésion formidables à l’enseignement. Le jeu permet une découverte participative.
 
On retrouve dans les jeux vidéo toutes les dimensions de la vie sociale. Non seulement le processus pédagogique mais aussi la crainte et le désir d’être correct. Il peut il y avoir correspondance entre des situations de jeu et des problématiques spécifiques par exemple l’obésité. Pour travailler avec des enfants atteints de cancer, la valeur de situations favorisant la transgression est essentielle. C’est dans ce cadre que l’on parle de « serious gaming ». Même si le jeu est d’emblée sérieux, l’élaboration de situations dans lesquelles le symptôme désigné comme central va être travaillé fait l’objet de tout un tas de laboratoires.

    


Une histoire sans fin ou la recréation de la durée

 Le développement de l’histoire
 donne au virtuel toute sa mesure  

 
 
 
Une expérience nouvelle de la relation
 
L’image du jeu vidéo « plus forte que moi », les mots mêmes de la publicité d’une des plus grandes marques de consoles de jeu laissent penser que la relation qui s’engage dans le jeu apporte des dimensions inédites.
 
On pourrait supposer que la réussite des ateliers thérapeutiques à partir des jeux virtuels tienne essentiellement à ma façon de les animer mais en fait non. Je forme des collègues psychothérapeutes pour des thérapies utilisant les jeux vidéo et avec eux cela marche aussi bien. C’est la place de l’adulte dans la situation du jeu qui est à évaluer, pas ce que je suis moi. C’est dans la relation que se fait le travail. Le jeu n’est pas un outil en lui-même. Par exemple, lorsqu’on me dit : « Votre jeu Ico peut faire du bien »,  … il faut bien voir que le jeu fait du bien lorsqu’il est inclus dans un processus. Au centre de soins il est utilisé au cœur d’un processus de psychothérapie de groupe. Une séquence de jeu est suivie d’un temps de parole.
 
Le débat autour du projet de Baby TV est lui-même symptomatique. On accuse les écrans de détruire la relation entre parents et enfants. Certes, rien ne vaut l’interaction entre la maman et son bébé, mais il faut bien voir que c’est aux parents de prendre leur place dans la relation avec les enfants. On parle de violence et d’addiction, mais dans la mesure où l’on met l’enfant devant un écran de télévision, mieux vaut une émission de télévision bien faite, adaptée à l’âge des enfants, que les informations. Une télé adaptée est meilleure que le journal télévisé.
 
On ne peut pas non plus charger Skyblog de tous les maux. Ce n’est pas parce que skyblog existe que les adolescents sont en danger. Skyblog est une possibilité donnée à l’expression de la créativité, et l’adolescence est un moment où l’on a particulièrement besoin de moteurs pour la créativité.
 
L’intérêt particulier du blog, comme des images, c’est de favoriser la relation dans un champ triangulaire. L’introduction de la télé dans la relation entre une mère dépressive et son bébé peut expliquer le destin d’un accroc aux images : trianguler.
Bébé     télé
     Mère déprimée           
 
 
Au-delà de l’aventure, des territoires à explorer
 
Une grande variété de jeux est désormais disponible, des jeux où on shoote, des « real time strategy », des « sprinter cell », des jeux « bac à sable » où le joueur apporte ses éléments et modèle le scénario comme il veut. Il y a toutes sortes d’implications possibles ne serait-ce que par le choix du héros, – Lara Croft permet à une femme d’être une guerrière, Cyberia met en scène une femme qui part dans un petit village de France pour un héritage, lui fait traverser des interrogations sur ses certitudes, propose une dimension initiatique, des situations de logique, de rébus.
 
On peut penser que le jeu vidéo en est à ses débuts et que le cinéma va sur sa fin. C’est David Lynch qui dit «  le cinéma va mourir ». Pendant ce temps là, les jeux video qui ne mettent pas en scène que des jeux guerriers sont très rares. Les véritables game designers, auteurs capables de mises en scène de Hamlet ou de huis clos à la Ionesco commencent à peine. On en est à la préhistoire.
 
Ce n’est pas la beauté de l’image qui est en cause. Certains jeux video sont incroyablement beaux. A la fin d’une séquence avec le jeu Ico, le personnage monte à une échelle et parvient sur une plate forme au coucher du soleil. Avec un groupe, on s’est arrêté cinq minutes pour contempler le coucher du soleil.
 
 
L’exacerbation de la relation de notre temps à l’imaginaire 
 
Il ne faut pas négliger le fait que le jeu vidéo est un objet de notre société, un objet du marché. C’est maintenant une composante que les adultes doivent prendre en compte comme toute autre dimension de leur monde. Participer au jeu de leurs enfants est une façon de les accompagner pour leur entrée dans le monde, les sensibiliser aux pièges et aux abus.
 
 
Ce qui est fondamental c’est l’interactivité. Intervenir dans la fabrication des images. L’enjeu est de taille dans une société en malaise. Les idéaux apparaissent comme des illusions. Il faut changer les mentalités.
 
Le paradoxe du jeu vidéo est que, du fait de l’interactivité, le développement de l’histoire échappe au joueur. Le joueur en est le héros et le sujet mais il n’en maîtrise pas le déroulement. En étant actif, il devient dépendant.
 
A la fois direct, trivial et onirique, mais avant tout interactif, on peut dire que le jeu virtuel est l’exacerbation de la relation de notre temps à l’imaginaire. Mieux vaut s’en saisir que le laisser se jouer de nous.