Les mutations de la terre dans le cœur des hommes.

Réflexions à partir des peuples mayas.

Marcela Gereda et Argán Aragón

Bulletin n°15 – Terre

Introduction.

Pendant des millénaires, les peuples mayas du Guatemala et du Mexique expliquaient à leurs enfants que le Cœur des Hommes est né du Cœur de la Terre. Ce ne fut qu’ensuite qu’ont germé les organes, puis la chair des Hommes.

 

Les astrophysiciens nous enseignent que nous sommes le produit d’explosions stellaires ayant formé des poussières d’étoiles qui se sont ensuite amassées dans l’espace autour d’une étoile vivante. Le brassage des éléments et des molécules allait donner vie à la matière que nous connaissons et qui formerait les masses d’eau, le sol, le ciel, le feu. La Vie a peu à peu germé dans les Océans dans un florescence d’espèces puis elle a ensuite colonisé la surface du sol où elle se développerait dans une nouvelle infinité d’espèces vivantes qui se nourriraient les unes des autres dans une étrange symbiose à l’échelle planétaire.

 

Le temps avait accumulé des sédiments minéraux, animaux et végétaux qui formaient sur une grande partie des terres émergées une matière meuble et friable où germait sur la terre et dans les eaux, la vie végétale.

 

Les peuples autochtones, pour reprendre l’étymologie du mot, considéraient qu’eux aussi provenaient littéralement de cette matière noire, humide et féconde. La relation entre l’espèce humaine et la terre – sol natal et sol d’où l’on puise la vie – est sans aucun doute le lien primordial qui a formé toute culture et toute société. Car cette matière meuble, friable et humide chargée de nutriments et propice à la vie, devait être travaillée, aérée, semée, fécondée. Et c’est à partir du travail de cette matière à la surface de sols, que s’est élevée toute culture et construite toute civilisation.

 

Cet article propose comme point de départ la signification de la terre dans les sociétés du passé pour qui la relation au monde et à l’autre passait nécessairement par la terre et par son travail manuel. Pendant près de vingt millénaires, lorsque les hommes se sont progressivement sédentarisés et qu’ils ont appris à comprendre, cultiver et utiliser les sols pour leur propre subsistance et pour celle de leur bétail, la vie a été indissociable de la terre.  En moins d’un siècle, la révolution industrielle, les processus de production capitalistes et les changements de modes de consommation et d’alimentation, ont transformé drastiquement la valeur, la signification et les usages de la terre dans le quotidien des hommes.

 

Peu à peu, l’avènement d’un homme moderne supposait célébrer la fin de l’ère agraire et l’entrée dans une ère nouvelle centrée non plus sur le travail de la terre inscrit dans un ordre naturel, mais sur la productivité qui chercherait à s’affranchir absolument de toute contrainte. Les temps de changement, invitent à la réflexion.

 

Le cœur de la terre (Uk’ux Ulew)

 

La vie quotidienne pour les anciens mayas reposait sur la conviction que le Créateur-formateur Bitol, Tzaqol réalisait sa tâche créatrice dans une perpétuelle interaction avec les hommes, avec le ciel et avec la terre. Le Créateur, avait eu besoin de trois tentatives pour créer les hommes : d’abord, il avait fait des hommes directement en glaise en reprenant la matière qui recouvrait les sols. Ces premiers hommes avaient péri. Il tenta ensuite de les faire en bois, en reprenant la chair des arbres qui germaient de cette terre. Ces hommes périrent aussi. C’est pour sa troisième tentative qu’il choisit de prendre le maïs.  Il prit les grains humides, charnus et abondants concentrés sur l’épi, broya les grains et les en fît une pâte, leur donna forme humaine. Ainsi naquît l’humanité. Le Popol Vuh, le livre dans lequel prêtres mayas et missionnaires ont consigné au 16ième siècle la tradition cosmogonique des mayas Quiché, décrit cette origine :

 

De Paxil, de Cayalá, sont venus les épis de maïs jaunes, les épis de maïs blancs. Et ils trouvèrent ainsi la nourriture, celle-là qui est entrée dans la chair de l’homme créé, de l’homme formé. Cela fut son sang. Du maïs a été fait le sang de l’homme. Et c’est ainsi que le maïs est entré dans la formation de l’homme par le travail des géniteurs. Seulement par un prodige, par œuvre d’enchantement, ont été créés et formés par le Créateur, le Formateur, les Géniteurs, Tepeu Gucumatz. Ils ont parlé, ils ont conversé, ils ont vu et écouté, ont parcouru, ont pris les choses ; c’étaient des hommes bons et beaux.

 

Les oraisons des peuples mayas des hauts-plateaux du Guatemala demandent à Uk’ux Ulew, littéralement « Cœur de la terre », la bonne récolte pour le grain de maïs dont est faite leur chair mythique mais aussi leur chair alimentaire dans les galettes de maïs et les boissons à base de farine de maïs. Pour ces peuples mayas, le cœur de la terre est en fait aussi le cœur du peuple tout entier.

 

Pour le peuple mam, une famille linguistique des hauts-plateaux, le Cœur physique de la terre se trouve à Chicabal, un volcan totalement éteint, recouvert de l’immense forêt jusqu’au cratère. Les mam continuent depuis des siècles à y apporter leurs offrandes et à y monter en un pèlerinage où spiritualité et agriculture ne font qu’un. Ils demandent au Cœur de la terre d’être clément, d’accorder une pluie juste.  Eux assurent en contrepartie qu’ils ont bien travaillé la terre et qu’ils en ont pris soin comme de leurs propres enfants. À Chicabal quelques prêtres prient encore Uk´ux Ulew en ces mots :

 

Là où les communautés savent encore écouter Uk´ux Ulew, le battement de la terre, on entend encore les pas de l’esprit du vert qui vient du cœur de la terre.

 

Les rituels autour de la lagune commencent par une oraison vers le ciel, puis se tournent vers la terre, la lagune et son pourtour, « parce que c’est en bas que tout naît, et c’est en bas qu’il faut demander la bonne récolte du maïs » expliqueront les prêtres.

 

Offrandes à la Lagune de Chicabal, Guatemala. 2011

 

La terre du maïs

 

Le maïs est le fruit de la relation directe entre l’homme, la terre, et le temps. La plante que nous connaissons actuellement, n’existe pas à l’état sauvage, elle est le résultat d’un long travail d’observation, de patience, de technique et d’intelligence. Ce n’était à l’origine qu’une petite graminée avec des épis minuscules et irréguliers et sans grande valeur alimentaire, la zéa. Au fil d’une dizaine de millénaires, les peuples habitant la région mésoaméricaine, de génération en génération ont fait évoluer la plante pour l’enrichir, l’agrandir, la féconder, la déployer afin d’offrir le grain le plus généreux. Récolte après récolte, les hommes sélectionnaient les meilleurs grains, choisissaient la meilleure terre, l’aéraient, semaient les grains de la récolte précédente, faisaient des croisements, prenaient soin de la plante, la voyaient grandir, puis la cueillaient.

 

C’est ainsi qu’a été crée cette longue plante aux graines généreuses, bien tenues au rachis et à l’épi allongé, fermement enveloppé dans de grandes feuilles. Une myriade de variétés de maïs a ainsi été crée, des espèces aux grains plus ou moins resserrés, aux épis plus ou moins allongés, aux grains plus ou moins charnus, des grains semi-translucides aux couleurs bleutées, rouges, violettes, noires, oranges, blanches, ou jaunes.

 

Le grain de maïs pillé dans les meules plates en basalte, donnait une farine colorée, qui avec l’ajout d’eau, de chaux et de sel, se transformerait en une pâte d’une valeur nutritionnelle exceptionnelle qui serait cuite sur des plats en argile pour former la galette qui rendrait possible la vie et la civilisation dans ces espaces. La culture de cette plante serait le fil conducteur de l’unité des civilisations de la région mésoaméricaine, toutes vivant et se construisant autour du maïs, chacune déployant l’héritage agricole, spirituel et technique de sa précédente : Olmèques, Toltèques, Mayas, Zapotèques, Aztèques, etc.

 

 « En cultivant le maïs, l’homme en fait se cultivait lui-même au sens agricole » explique l’anthropologue mexicain Guillermo Bonfil Batalla. La culture du maïs a forgé une vision du monde, une relation à la terre sur laquelle s’élèverait la civilisation du sous-continent. Le maïs est devenu l’axe du temps et a ordonné l’espace en fonction des cycles agricoles. Le maïs a motivé, permis et engendré les formes d’expression artistiques les plus variées pour devenir la clef de voute permettant de comprendre l’organisation religieuse, productive et sociale de ces sociétés. Comprendre les cultures précolombiennes passe nécessairement par la compréhension de la place du maïs cultivé dans le quotidien des hommes de l’époque. L’évolution des hommes sur plus de dix millénaires s’est faite au rythme de la culture de la terre et des mutations incessantes de cette plante exceptionnelle, véritable don du Cœur de la terre pour ces populations.

 

Le maïs sans la terre

 

Si le maïs a joué un tel rôle dans les cultures anciennes de la région méso-américaine c’est parce que c’est une plante qui pousse avec une extrême facilité, qui s’adapte à une multitude de climats et de hauteurs, et qu’elle est extrêmement riche au niveau nutritionnel. Cette richesse de la plante allait favoriser son expansion à l’échelle planétaire, d’abord au 16ième siècle au moment de la Conquête de l’Amérique par l’Empire espagnol, puis, de manière plus globale encore au début du 20ième siècle.

 

L’industrialisation de l’agriculture au fil du 20ième siècle allait faire du maïs la première céréale cultivée au monde en termes de volume de production. La facilité de production, l’adaptabilité de la plante et le foisonnement infini de ses débouchés allait convertir le maïs en emblème de la culture intensive aux États-Unis et en Europe, puis en faire le vivier d’expérimentation des biotechnologies.

 

La vocation alimentaire directe de la plante cultivée allait rapidement céder la place aux dérivés et aux multiples applications de l’amidon du maïs qui pouvaient être utilisés aussi bien comme liant dans une infinité de produits de l’industrie alimentaire humaine et animale, ou même dans la production d’hydrocarbures (éthanol).

 

Pour favoriser cette versatilité et stabiliser les mutations les plus utiles à l’industrie, la plante allait faire l’objet d’expérimentations dans le domaine des transgéniques et deviendrait rapidement le produit agricole le plus développé et le plus breveté dans le secteur de la recherche transgénique en plein essor.

 

Les États-Unis allaient devenir le premier producteur mondial, suivi par la Chine, le Brésil, le Mexique, l’Indonésie, l’Inde, et la France. Par des processus de production, des logiques d’agriculture intensive, et un système de subventions par l’État, le maïs deviendrait le premier produit agricole du pays en termes de volume et en termes de générateur de devises. Le gouvernement états-unien avait donné la priorité au transgénique et avait mis en place une législation qui rendait la culture transgénique du maïs équivalente en substance à la culture conventionnelle.

 

La culture intensive se faisait avec des semences transgéniques possédées par les grandes compagnies du secteur pétrochimique et agroalimentaire. La stratégie de ces entreprises était de trouver une plante stable régulière qui pousserait le plus vite et qui serait résistante aux plaies agricoles. C’est ainsi que la production s’est concentrée vers une variété du maïs jaune aux grains réguliers et de petite taille. Cette variété était celle qui permettait le plus d’usages dans l’industrie et l’agroalimentaire. C’est ainsi que 85% du maïs produit aux États-Unis allait devenir transgénique à la fin du 21ième siècle.[1] Les États-Unis étaient le premier exportateur mondial du grain, principalement vers l’Europe, le Japon, et le Mexique.

 

Mais le maïs transgénique allait se diffuser sous une autre modalité bien moins contrôlable : la pollinisation. Cette diffusion allait d’abord causer des difficultés aux producteurs américains non-transgéniques dont les plants avaient été pollinisés par les plants transgéniques voisins et qui d’un point ont été juridiquement contraints par les entreprises détentrices des brevets, à entrer dans le système d’achat des semences qu’eux même avaient cultivées.

 

Cette diffusion irait encore plus loin. Au Mexique, dans les vallées enclavées du Oaxaca, une des terres originelles du maïs où la plante existe encore sous ses multiples variantes de taille, de forme et de couleur, des agronomes ont constaté que les plantes locales avaient amorcé d’inquiétantes mutations. Ces plantes des paysans des haut-plateaux du sud du pays avaient été contaminées par les transgéniques et poursuivaient leur mutation loin des cadres hermétiques et surveillés des laboratoires des entreprises du secteur transgénique.[2] Les gènes des plants créés dans les laboratoires étaient dominants en quelque sorte et se diffusaient avec une impressionnante rapidité.

 

L’ère de la globalisation et les systèmes de production du capitalisme industriel ont transformé le mode de culture du maïs en modifiant la structure génétique de la semence en la couplant à la nécessité d’engrais chimiques destinés à faire grandir la plante dans une sorte d’artificialisation de la production.

 

L’agriculture intensive secondée par la technologie a ainsi transformé le rôle de la terre pour la culture du maïs. La terre a alors été considérée davantage comme un élément neutre à bas coût destiné à faire tenir le plant, et non plus comme le milieu nourricier qui lui donnerait vie.

 

Au Mexique et en Amérique centrale, les deux régions du monde où la tortilla (la galette de maïs) est encore l’élément de base de l’alimentation de la population, l’agriculture intensive et industrielle du maïs a profondément bouleversé les modes de vies dans les villes et les campagnes. Les industriels ont inventé une farine de maïs destinée à l’élaboration des tortillas à partir du grain déshydraté. Le produit commercialisé allait parvenir sur les marchés locaux à un prix moindre que celui de la production locale du maïs par les paysans. Cette farine prête à l’emploi, affranchissait les populations du travail direct de la terre, du séchage des épis, du pilonnage des grains et de l’élaboration de la pâte. L’arrivée de cette farine déstructura en l’espace de quelques années la société rurale du pays, transformant la relation à la terre, et sa place dans l’économie des ménages. Désormais, les ménages du Mexique et d’Amérique centrale entreraient tous avec engouement dans la consommation d’un produit manufacturé vendu par une transnationale mexicaine qui contrôlait totalement le secteur.

 

Officiellement, le Mexique interdisait la production et l’importation du maïs transgénique, mais il n’était pas illégal d’en importer des États-Unis où la distinction entre le transgénique et le conventionnel était impossible. Et c’est la surproduction de maïs subventionné des États-Unis que cette entreprise allait acheter massivement. Cette évolution fulgurante a été facilitée par les traités de libre-échange dans la région qui ont créé des marchés à grande échelle en développant de nouveaux modes de consommation. Le milieu rural avait soudain été transformé. Ces bouleversements ont poussé à migrer vers les villes et vers les États-Unis, par millions, des populations de mexicains pour lesquels le travail de la terre ne faisait plus grand sens.

 

Les bouleversements de l’agriculture et du lien à la terre ont engendré une crise de la culture et des identités. La fin de l’ère agraire a provoqué l’évidement de contenus culturels et identitaires antérieurs qui se fondaient sur le lien à la terre cultivée, matière nourricière du sol dont il fallait extraire les bienfaits directement par le travail agricole. Ces changements ont été assimilés très rapidement par les populations qui en l’espace d’une génération se sont adaptées aux nouveaux modes de consommation et de production.

 

Les hommes devenaient, pour reprendre une formule de Walter Benjamin, des êtres à qui l’on aurait effacé « la trace de ses jours sur la terre ». Et pour les nouvelles générations, la réalité de l’agriculture dans laquelle s’était forgée l’humanité se perdrait dans l’oubli ou du moins dans une profonde méconnaissance et incompréhension : « Nous sommes devenus pauvres. Nous perdons les héritages de l’humanité les uns après les autres, et toujours en les troquant pour cent fois moins leur valeur, pour que l’on nous remette à crédit la petite pièce de « l’actuel ».

 

Les hommes pris dans les nouveaux modes de production et de consommation fondés sur le capitalisme allaient plonger dans une sorte d’amnésie collective ou d’hypertrophie du présent comme la décrirait Marc Augé. Les populations dans ces espaces perdraient de vue que l’humanité s’était effectivement faite sur plus de douze mille ans à partir du travail de la terre. La société fondée sur la technologie et alignée sur le capitalisme en avait pourtant moins de cinq cents, et trois cents à peine si on calculait à partir de la révolution industrielle. La petite histoire du capitalisme industriel parvenait à occulter la longue histoire de la terre en tant que constituant primordial de l’homme.

 

La vie fondée sur le travail de la terre demeure une réalité du présent, bien qu’en perte de vitesse. La connaissance de l’évolution du rapport à la terre pour notre espèce est un élément fondamental pour comprendre l’humain autant sur un plan collectif, que biologique, historique et social.

 

La mémoire est la ressource essentielle et insubstituable de toute conscience et de toute pratique. Reconnaître la profondeur des héritages qui ont construit l’homme à partir de la relation à la terre est un levier fondateur pour redonner un sens au geste et à la place de l’homme dans l’espace et dans le temps, pour qu’il y trouve et y recrée sa place.

 

Les anciens égyptiens, percevaient et recréaient le monde à partir du Nil lorsqu’il fécondait chaque année la terre des berges du fleuve. Les égyptiens avaient observé que la vie résultait de la rencontre de deux principes : la gestation de la vie et la semence. Et c’est à partir de cette réalité que les architectes ont construit leurs temples, les agriculteurs cultivé leur terre, les pharaons régi l’espace, et les égyptiens vécu la relation à leur corps. Les travaux de Schwaller de Lubicks l’ont finement montré. Les égyptiens ne se construisaient pas en tentant vainement et vaniteusement de s’abstraire de la nature vers un océan d’incertitude. Au contraire, ils se construisaient dans la relation même à la terre, pour apprendre d’elle, pour la reproduire et pour se régénérer en elle. C’est un apprentissage auquel il est d’importance vitale de revenir, pour prendre distance du présent et fonder l’action des hommes dans un avenir de vie.

 


Marcela Gereda et Argán Aragón