Les Vanités : Quand la fragilité des choses éclairait l’éternité

Les vanités, genre particulier de la nature morte, apparaissent aux Pays – Bas au moment où les Provinces Unies et les Flandres espagnoles sortent d’un rude conflit politico – religieux. Chargées de connotations chrétiennes, elles incitent à réfléchir sur la fragilité de la condition humaine. Les divers objets représentés transcrivent les richesses de la nature et symbolisent aussi les principales activités humaines. Savamment peints, ils s’associent à divers éléments signifiant le triomphe de la mort. Ainsi convient – il de songer avant tout au salut de l’âme. Telle est la leçon des tableaux de vanités.

 

L’éphémère de la vie

 La vanité, synonyme d’orgueil et de suffisance, exprime aussi une chose futile et illusoire. Transposée en œuvres d’art, elle rappelle la finitude de l’homme : nous sommes mortels et notre vie cessera un jour. Dès l’antiquité, le général victorieux, qu’acclamait le peuple romain lors de son triomphe, était accompagné d’un esclave. Il lui rabaissait sa superbe en lui répétant : « Memento mori ! Memento mori ! » ou plus probablement selon Tertullien « Respice post te ! Hominem te esse memento ! » ou « Regarde autour de toi, et souviens – toi que tu n’es qu’un homme ! ». Les victoires et les trophées ne doivent pas tourner la tête du héros, puisqu’il mourra un jour comme tout homme. Cette fragilité de la vie s’énonce dans la bible, plus précisément dans « L’Ecclésiaste » ou « Livre de Qohelet ». Il s’ouvre sur les paroles fameuses « Vanitas vanitatum et omnia vanitas » ou « Vanité des vanités, tout est vanité ». Nous ne sommes que poussière et nos succès comme nos échecs aboutiront dans la tombe. Nous devons donc relativiser et pratiquer davantage l’humilité au quotidien car nous passons comme le vent. Ces paroles de « l’Ecclésiaste » expriment une émotion d’autant plus forte lorsqu’il s’agit d’une jeune femme. En 1670, Bossuet prononce l’ « Oraison funèbre » d’Henriette d’Angleterre, épouse de Monsieur, frère du roi Louis XIV. Belle, intelligente, elle est la reine incontestée de nombreuses fêtes. Mais la jeune femme tant adulée, décède, à 26 ans, en quelques heures. Cette mort brutale frappa vivement toute la cour et Bossuet fait sentir avec ampleur le néant des grandeurs humaines : « Après ce que nous venons de voir, la santé n’est qu’un nom, la vie n’est qu’un songe, la gloire n’est qu’une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement : tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités … » La ferveur religieuse de la Contre – Réforme enseigne une renonciation aux richesses du monde pour leur préférer la rencontre avec Dieu et la vie éternelle.

 Champaigne, au coeur de la fragilité humaine

Philippe de Champaigne – Vanité – Allégorie de la vie humaine

 Pour remercier Leyde d’une résistance héroïque contre les Espagnols, Guillaume d’Orange y fonde en 1575 une université. Rivale de Louvain, elle devient vite un bastion du protestantisme accueillant des réformés de sensibilités diverses. André Rivet y enseigne, entre 1620 et 1632, la doctrine calviniste qui a un grand ascendant sur la colonie artistique. Après un voyage en Italie, David Bailly revient à Leyde, où il se spécialise dans les vanités. Il y place des objets attractifs symbolisant l’éphémère de la nature humaine comme le crâne, la fleur … C’est à son maître Jacques de Gheyn le jeune qu’on attribue ainsi la première vanité de la peinture occidentale. Datée 1603, elle dénonce la soif de l’or, le monde trompeur des apparences qui s’avèrent bien dérisoires au moment de mourir. Après les Flandres, le genre se propage en France et à Paris où le pratiquent des peintres d’origine et de formation nordiques comme Pieter Van Boucle, Lubin Baugin, Jacques Linard, Sébastien Stosskopf ….  Installés à Saint – Germain -des – Prés et aux alentours du pont Notre-Dame, ils travaillent côte à côte partageant un même répertoire d’objets.

Philippe de Champaigne, formé à Bruxelles, sa ville natale, gardera toute sa vie le goût du naturalisme hérité des écoles du Nord. Arrivé en 1621 à Paris, il devient vite un peintre à succès qui réalise d’admirables portraits, isolés ou de groupe, ainsi que des compositions religieuses éloquentes. A partir des années 1640, des événements douloureux marquent sa vie et le rapprochent de Port – Royal et du milieu janséniste. Juste après le décès de son épouse, Philippe de Champaigne perd en 1642 Claude son fils unique. Puis disparaissent Richelieu et le roi Louis XIII, ses deux principaux mécènes. L’artiste est alors tellement affligé qu’il demande à son frère, resté à Bruxelles, de lui envoyer l’un de ses enfants; Jean-Baptiste de Champaigne, naturalisé français en 1655, deviendra son principal collaborateur. C’est donc ce contexte douloureux qu’il peint une « Vanité » ou « Allégorie de la vie humaine ». Ayant longtemps garni un cabinet de piété, elle est de nos jours conservée au Musée de Tessé au Mans. Le sujet y importe davantage que la manière. Se détachant d’un fond noir, un crâne aux immenses yeux exorbités occupe le centre de la composition et trône sur la table d’un autel. A sa gauche figure un sablier, symbole de l’éphémère, du temps qui passe et s’écoule inexorablement. Quant à la délicate tulipe peinte à droite et disposée dans un vase en cristal, elle signifie la beauté, la richesse et le raffinement, plus illusoires les uns que les autres. Elle fait encore référence à la tulipomanie, cette époque où l’on hésitait pas à payer un prix exorbitant pour une tulipe tigrée. La beauté, les plaisirs, la science et les richesses ne durent qu’un temps. Comme tout prendra fin inéluctablement dans la cendre du tombeau, il faut méditer dès aujourd’hui sur le salut de notre âme. Revenons donc au crâne : effrayant et impressionnant, il dérange et interpelle le spectateur. Saisissant de réalisme, il se révèle en fait le masque de la mort de tout un chacun. Au-delà de la surface trompeuse des chairs, le croyant accède par elle à l’éternité en Christ. Le professeur Louis Marin dresse ainsi un parallèle entre ce crâne universel et le voile de Véronique gardant l’empreinte de la Sainte Face. Transfiguration – défiguration conduisent au final au « Mystère de Jésus – Christ » que rédige le philosophe Blaise Pascal juste après la disparition de son père. Durant la dernière période de son oeuvre, Philippe de Champaigne s’attache de plus en plus à l’esprit de Port-Royal, où se sont retirées ses filles et préconise une peinture servante de la théologie. Cette « Vanité » apparaît comme éclairée d’une lumière intérieure et interprète au final la présence cachée du divin au cœur de la fragilité humaine.

 

La Tour , sur les pas de l’invisible

Georges de La Tour – Madeleine à la veilleuse

La révélation de la vérité et de la beauté absolues vient donc des endroits les plus sombres. Tel est le cas aussi de « La Madeleine à la veilleuse » qu’a peinte presque à la même époque Georges La Tour. Cet artiste lorrain découvre la manière caravagesque sous l’influence probable de maîtres hollandais. Son oeuvre, d’abord très réaliste, colorée de tonalités vives et tranchées, évolue vers des compositions nocturnes, éclairées seulement d’une bougie ou d’une lanterne. Ces « nuits » ont fait sa gloire et se révèlent aussi l’un des sommets de l’art au XVII ème siècle à l’image de cette touchante Madeleine maintenant exposée au Louvre. Elle s’affirme comme l’une des représentations les plus abouties de la sainte, autrefois prostituée, puis convertie par sa rencontre avec Jésus – Christ. Elle se serait ensuite retirée dans une région désertique, à la grotte de la Sainte – Baume, où elle vécut en ermite si bien que le Moyen Age en a fait un parfait modèle de la Pénitente. Dans les duchés de Lorraine, la présence importante des franciscains popularise dès la fin du XVI ème siècle la dévotion à Marie – Madeleine. Ils en font une icône de direction spirituelle et l’ancienne courtisane devient une figure exemplaire à imiter sur la voie du repentir dans la recherche du Christ. La Contre – Réforme l’élit comme une personnification du sacrement de pénitence, en réaction envers le protestantisme, particulièrement du calvinisme rejetant la confession au prêtre. Sa contrition équivaut à un second baptême comme le martyre jadis. Ici, la flamme met en valeur le profil de Marie – Madeleine, à demi-plongée dans l’obscurité. Elle contraste avec la pénombre environnant le visage et crée un effet de tension spirituelle si caractéristique chez Georges La Tour. Assise devant une table, elle est représentée les cheveux dénoués, la chemise plus ou moins tombée. Perdue dans ses pensées, elle médite la main posée sur un crâne, emblème de la vanité terrestre et de la temporalité de la vie humaine. Réflexions aussi d’une jeune femme sur l’éphémère de sa beauté. S’écartant des leurres du monde, elle se dépouille de tout artifice et se tourne résolument vers l’ascétisme. Les yeux regardent vers le crucifix, les livres sacrés et les écrits des prophètes posés sur la table. Invitant au repentir, Madeleine s’illumine d’une flamme brûlante, veilleuse de l’âme. Cependant la discipline posée sur la croix et la chemise baissée signalent que la pénitence peut être plus violente. La longue chevelure comme une auréole suprême s’étale en une seule et longue courbe du front à l’épaule. Elle traduit cette spiritualité de l’eau vive, une spiritualité baptismale. Le peintre en parera aussi un émouvant « Saint Jean Baptiste au désert » (Musée de Vic-sur-Seille) : le dernier des prophètes de l’ancien testament est perdu dans la contemplation de sa mission comme Marie – Madeleine l’est dans celle de son amour pour Jésus-Christ auquel elle consacre sa vie. A la lumière d’une chandelle, tout prend un aspect fantastique. Le geste semble figé, le silence est total. D’une gravité imposante, Madeleine songe et voit « l’invisible », la venue du salut.

Chantal Humbert

 

Légendes :

Philippe de Champaigne (1602-1674)

Allégorie de la vie humaine  ou  Vanité, bois, 1646, 28,4×37,4 cm, 1646. Le Mans, Musée de Tessé.

Georges de La Tour (1593-1652)

La Madeleine à La veilleuse, toile, vers 1642-1644, 128×94 cm.
Musée du Louvre

Indications de Lecture :

Elisabeth Quin, Le Livre des Vanités, Paris, Editions du Regard, 2008.

Louis Marin, Philippe de Champaigne ou la présence cachée, Hazan,  1995.

 Philippe de Champaigne, entre politique et dévotion, catalogue d’exposition, Lille, réunion des musées nationaux, 2007.