L’homme et son double

  • • Le chiffre DEUX, anciennement 
      
    Il vaut la peine d’examiner comment la Bible aborde cette dualité fondamentale. Les nombres, certes, jouent un grand rôle dans la symbolique biblique. En particulier 3, 7, 12, 13, 40… et leurs dérivés. Cependant, en ce sens, 2 ne joue guère de rôle. C’est d’une autre manière que ce nombre revêt de l’importance.
     
    La première lettre du premier mot de la Bible est un DEUX. D’ailleurs, la forme de cette lettre beth (valeur numérique : deux) a suscité bien des commentaires qui ne peuvent pas être abordés ici. Disons seulement que cette lettre est également la première lettre du mot « bénédiction » (berakha).
     
    Un autre thème qui ne peut être développé ici (un volume n’y suffirait pas !), mais qui doit cependant être rappelé, est celui de la dualité des révélations, selon les religions monothéistes. Ainsi, les deux lois, « écrite » et « orale », dans le judaïsme (et aussi : deux tables de la loi, deux fils d’Adam… ) ; les deux « testaments » chez les chrétiens ; la tradition écrite (coranique) et orale (sunna) dans la religion musulmane. Deux sources de la révélation du Dieu unique dans ces traditions différentes. On voit que le thème est immense…
     
    Restons en à une approche plus simple et rappelons qu’avec « deux », pour les anciens, commence la numération. En effet, de UN : rien ne peut sortir (1 x 1 = 1). La figure du UN est un point (figuré par un caillou, ainsi que l’on comptait alors).
     
    Soulignons que, dans cette perspective, le chiffre UN n’est pas le premier nombre d’une série (le premier des sept jours, par exemple). C’est un nombre à considérer en soi comme un signe de totalité. Autant dire que le nombre UN signifie, dans la Bible, selon les contextes : tout, total, totalité… voire perfection. Dans le livre de la Genèse, en l’occurrence, il s’agit de la totalité du grand chaos initial duquel allait sortir une création autonome structurée et dont l’humain du sixième jour sera le centre.
     
    Mais deux (donc, selon l’ancienne manière de compter : deux cailloux) figure une ligne, comme ce firmamentum séparant (dès le début de la création) ce qui est en haut et ce qui est en bas. Ce firmament est la première des créations (comme la lumière du premier jour dont nous parlerons bientôt). De fait, il est impossible de séparer ces deux créations. Le monde d’en haut et le monde d’en bas, d’une part, et la double lumière, d’autre part.
     
    Ainsi –selon le texte de la Genèse- est créé d’abord ce firmament (en hébreu : raqi’a = un ferme firmament, la voûte céleste) qui va séparer le haut et le bas. C’est la création, dans le chaos primordial, de cet espace « terrestre » dans lequel la vie pourra se développer. Une grande voûte solide qui séparera les deux mondes, lesquels sont, dès l’origine, marqués du chiffre deux. Dès lors, l’homme religieux connaîtra la distinction entre le céleste et le terrestre, le licite et l’illicite, le permis et l’interdit, le bien et le mal, le vrai et le faux etc… Toutes les activités humaines seront marquées par cette dualité originelle.
     
     
    • Au jour UN 
     
    A Dieu seul est attribué le UN. Et son jour est le jour UN :
    « Il y eut un soir, il y eut un matin : jour UN »     Genèse 1,5
    Ou : « jour du UN ». Et non pas un commencement avant quoi il n’y avait rien. Du moins, le texte ne dit rien de cela. UN exprime la totalité, non le commencement d’une série.
     
    Deux mots sur une habitude qui nous égare : On traduit ordinairement « premier jour ». Mais le mot hébreu ne signifie justement pas cela. Au contraire des jours suivants qui sont qualifiés de : deuxième, troisième, quatrième etc… la série des jours de la création débute par le jour Un qui est le jour de Dieu. En fait cette traduction par « premier » est fausse mais ancienne. Le grec et le latin traduisent « premier jour ». De là, les traductions dans les langues modernes… Cette traduction n’est pas fortuite. On voulait fonder scripturairement une création ex nihilo  (à partir de rien). Il fallait donc que UN signifie « premier » : rien n’avait existé auparavant ! Cependant, les sages qui ont mis ce texte en forme avaient une visée différente. Le monde était une totalité en ce jour UN. Après quoi apparaît ce « firmament » qui le divise en deux et qui donne naissance à ce que nous nommons le monde : le monde d’en haut et le monde d’en bas. Division évidemment symbolique… 
     
    Le premier mot de la Bible est « beré’chit », mot qui est toujours suivi d’un substantif (au commencement de …  de l’année, du règne, de la récolte etc…). Pourtant, selon la vocalisation du texte actuel, le mot suivant serait un verbe ! En effet, la vocalisation actuelle est celle d’un verbe conjugué à un mode personnel (il créa). Une telle construction serait impossible en hébreu… Les premiers vocalisateurs (les massorètes) ont suivi l’interprétation des traducteurs en langue grecque (la Bible des Septante). Impossible, autrement, de fonder une création ex nihilo. Déjà, la philosophie l’emportait sur la grammaire ! La dogmatique a, du reste, souvent emboité le pas à la philosophie…
     
    Quelques rares traductions modernes rendent mieux justice à ce texte magnifique -étrange et profond (tardif dans la forme actuelle, mais placé en tête de tous les textes bibliques). « Au commencement Dieu créa… » Déjà, au 11ème siècle, le grand commentateur Rachi, avait remarqué que le texte hébreu ne peut se traduire ainsi. De même, au 12ème siècle, Ibn Ezra (le sage de Grenade) fera, en d’autres termes, une démonstration analogue.
     
    Rachi faisait d’ailleurs remarquer que, selon le texte : « L’esprit de Dieu planait sur les eaux »(Genèse 1,2). Mais cependant le texte ne dit rien sur la création de ces eaux… De fait, le texte biblique ne nous parle pas d’une création ex nihilo, mais d’une organisation à partir du chaos primordial. Et, d’autre part : de quelle « lumière » nous parle-t-on ? Cette lumière du premier jour n’est pas celle du soleil : En effet, le soleil n’est créé qu’au quatrième jour !
     
    Autant de questions que les commentaires traditionnels examinent longuement mais que les modernes ne prennent pas en considération. Comme si nous étions plus intelligents que les naïfs anciens. Un travers habituel nous fait confondre science et sagesse. De fait, nombreuses sont les traductions de textes bibliques qui, même erronées, avec le temps finissent par s’imposer, éventuellement par le biais de la doctrine.
     
    De ce qui précède, on pourrait dire qu’à la différence de l’usage habituel : le DEUX est dans le UN en ceci que ce qui est « premier », dans notre monde, est l’alternance, le changement, le passage d’un état à un autre.
     
     
    • Le dernier jour
     
    La totalité qu’indique le UN est ainsi toujours, pour l’homme, une dualité. Seul Dieu est UN : l’homme est DEUX. Le jour du UN n’est pas le monde dans lequel l’homme vivra. Pour lui, le UN sera un appel, mais le DEUX sera sa réalité ordinaire. 
     
    On comprend alors que dans la perspective biblique, le jour Un est comme le dernier jour : Ce dernier jour où tout retournera à l’unité…
     
    « En ce jour-là,
    Il n’y aura pas de lumière :
    Il y aura du froid et de la glace. 
    Ce sera un jour un
    Connu du Seigneur :
    Il ne sera ni jour ni nuit
    …..
     Le Seigneur sera un
    Et son nom un »
                    Zacharie 14,6…9
     
     Au jour UN (celui du début comme celui de la fin), plus rien n’existera du monde où tout était deux pour l’homme. Ce sera (ce serait) sinon la fin du monde, du moins la fin d’un monde : celui que nous connaissons (ou pensions connaître). Pour les anciens, la fin du monde est aussi le retour à l’unité, la réunification d’un monde divisé. Mais le monde que nous connaissons est un monde divisé. La dualité règne…
     
     
    • Une langue…
     
    De même, avant toute civilisation, il y avait une unicité de langue. Ce qui est habituellement mal compris, comme si cela devait être entendu de manière chronologique ! En fait, il s’agit d’une unicité rêvée et d’un but actuel –comme souvent dans ces écrits de sagesse :
    « Toute la terre était langue UNE et paroles quelques… »            Genèse 11,1
    Traduction très littérale de ce début de verset… Selon une interprétation ancienne, cette langue primitive était la même pour tous les humains, mais « les paroles » désigne les nombreux dialectes des clans humains. Ce qui sera perdu est cette langue unique. Ne resteront plus, alors, que ces dialectes que nous nommons les langues et par lesquelles les hommes ne se comprendront plus. D’ailleurs, même lorsqu’ils parlent le même dialecte, les hommes ne se comprennent pas toujours. De là, les conflits et les guerres dont l’histoire est remplie !
     
    Une langue commune, par contre sera, en ce monde, depuis l’origine, le fait de sages (et même, parfois, d’enfants ou d’artistes). Une telle langue « originelle » n’est pas dépendante d’un vocabulaire particulier. En l’occurrence, l’unité n’est pas liée à une seule manière de parler. Et de cette dualité originelle (la langue, d’une part, et les paroles, d’autre part), seules subsistent habituellement les langues humaines…  
     
    Ainsi la parole est duelle : fondamentale (« originelle ») ou instrumentale. Le poète le dit à sa manière :
    « Janus. La parole est Janus. Tournée vers le Moi, et tournée vers l’Autrui. Me parle et Te parle »
                    Paul Valéry, Poésies, Mélange, Moralités VI
    Mais dans le monde ordinaire la parole du plus fort est celle qui l’emporte. Il n’est cependant jamais de dialogue sans amour. Et la haine détruit ce que la force avait construit. La guerre engendre la guerre…
     
     
    • Deux c’est l’homme 
     
    La réalité humaine est marquée du chiffre DEUX. Dès l’origine, appartenir au genre humain est être mâle ou être femelle. Comme tous les êtres vivants, l’espèce humaine ne subsiste que parce qu’elle est, depuis l’origine, mâle et femelle.
    « Mâle et femelle, Il les créa »    Genèse 1,23
    Et non « il le créa », comme voudraient lire –malgré la lettre du texte- les partisans d’une androgynie primitive. Ce serait là une bien mauvaise traduction…
     
    D’autres supposent que « Il les créa » réfère à une création d’êtres androgynes et que la séparation des sexes est venue ensuite ! En fait, aucun texte biblique ne dit cela. Dieu seul est UN. L’homme est deux. Cette androgynie primitive est un mythe non biblique : un rêve fou d’une autre sorte d’humanité. De fait, dans notre monde, il appartient à chacun –mâle ou femelle- d’assumer sa part d’humanité. Il n’est qu’une seule humanité (une seule race humaine), mais il y a deux manières d’en faire partie…
     
    Remarquons au passage que l’homme n’est Un que s’il se transforme en Dieu. Ce qui arrive parfois… Quelques grands dictateurs ont pensé qu’ils étaient Un. Pour le malheur des hommes qui dépendaient d’eux. Mais cela est évidemment une autre histoire…
     
     
    • Lorsque DEUX exprime UN…
     
    Les anciens grecs disaient : toute chose a deux anses. Ainsi est la vie humaine : Vie et mort ; haut et bas bien et mal ; jour et nuit ; avant et après ; ombre et lumière ; silence et bruit ; jeunesse et vieillesse, pour et contre, oui et non, toi et moi, eux et nous, guerre et paix etc… Toute la réalité vécue est marquée par ces dualités.
     
    Il arrive que la totalité soit exprimée par deux opposés. C’est ainsi que, dans l’usage biblique, la totalité est souvent exprimée par les contraires assemblés dans une seule expression. Deux termes opposés sont lors liés par un « et » plus fort que le « et » habituel. Ainsi « jour ET nuit » pour désigner le jour de 24 heures. Ou encore « bien ET mal » pour désigner la totalité (et non : le bien d’une part et le mal d’autre part, mais ces deux aspects de la même réalité).
     
    Rappelons que le latin connaissait une différence semblable entre le « et » de coordination et ce « et » qui exprimait la totalité composée de deux parties. Senatus populusque romanus ne signifiait pas : le peuple, d’une part, et le sénat, d’autre part. Mais ce qui était désigné était l’union peuple-sénat comme une totalité… en deux parties.
     
     
    • La vie et la mort
     
    La première de ces dualités existentielles concerne l’opposition vie-mort. La fonction de toute religion est d’ailleurs d’être un chemin de vie.
    « Choisis la vie afin que tu vives… »        Deutéronome 30,19
     
    Mais l’histoire du genre humain montre que l’homme (même adepte d’une religion) a souvent choisi la mort. En sorte que l’opposition est de tous les temps et de toutes les civilisations. Même des adeptes de religion monothéiste ont pu se montrer insoucieux de la vie humaine. L’histoire est emplie de combats terribles dans lesquels la vie ne comptait guère. Les religions ont parfois aiguisé les fanatismes. Il est vrai que, religieux ou non, le côté obscur de l’humain peut transformer le rêve en cauchemar. Chemin de vie devient chemin de mort. Les exemples abondent…
     
     
    • Ambigüité humaine
     
    Un comportement humain courant dissocie le discours et les œuvres.
    « Ils disent et ne font pas… »     Matthieu 23,3 (1)
     
    On connaît cette parole évangélique par laquelle l’homme est appelé à cette honnêteté d’une parole unique : « Que votre parole soit « oui –oui », « non-non » … » Matthieu 5,37
     
    Mais cet homme au langage univoque est un but à atteindre et non une réalité ordinaire. Un rappel essentiel, non une pratique habituelle. D’ailleurs montrer un chemin n’est pas parcourir ce chemin. Pour le meilleur ou pour le pire, l’homme est « deux » en lui-même.
     
    «  Malheur à moi ! Je ne fais pas le bien que je veux et je pratique le mal que je ne veux pas…»                Epitre aux Romains 7,19
     
    Ainsi est l’agir humain : sa normalité, en quelque sorte. Mais l’unité est un but. Appel et idéal…
    L’original grec de l’épitre de Jacques (1,8) exprime cette dualité humaine par l’expression : « à âme double » (dipsychos, ce que le latin rend bien : vir duplex animo). Les traductions françaises expriment cela de diverses manières : double, indécis, inconstant, partagé… Et le thème de la dualité traverse toute l’histoire humaine. Comme si un tel destin était une fatalité selon le poète :
    « Homme sage, ce dit-il, a puissance
    Sur planètes et sur leur influence »
    Je n’en crois rien ; tel qu’ils m’ont fait seray
    François Villon (Le débat du cœur et du corps)
     
    De fait, cette dualité est elle-même le visage d’une multiplicité qui peut atteindre la folie. A quelle puissance de deux faut-il en arriver pour s’exclamer –comme le fou de l’évangile :
    « Je m’appelle légion, car nous sommes beaucoup … » Evangile selon Marc 5,9
     
    Telle est, en fait, la situation de tout humain. La folie –cas extrême- n’est ici que l’illustration véhémente d’une aliénation commune. Double est notre réalité. L’Un est un sommet rarement atteint. Ou bien, cette unité est fille de l’instant et l’instant ne dure pas.
     
    Résumons : la réalité humaine est duelle. L’unité est une cime, rarement atteinte. Par contre, la dualité est l’état habituel –que nous sommes appelés à dépasser. Le verset du livre de la Genèse nous rappelle que l’unité est « originelle », c’est-à-dire visée et possible -aussi longtemps qu’il y aura des humains sur la terre. Et la parole de l’Evangile fait de cette unité un but à atteindre. Tant que ce but n’est pas atteint, le DEUX est régnant.
     
                                 
     
     
     
    Sauf indication différente, les textes bibliques sont cités dans la traduction de la Nouvelle Bible Segond (NBS).