L’imaginaire

Constance entre interprétation et résonance

Laïta Dubois des Vallières

Bulletin n°4 – Imaginaire

∙ A tout moment de vie, l’interprétation à l’oeuvre

 
L’imaginaire c’est, à tout moment de vie, l’interprétation à l’œuvre. La fonction même de la vie passe par une interprétation. C’est une transformation, une transsubstantiation, qui recrée ce qui se sème en moi du monde extérieur. J’ai fait de l’interprétation ma vie d’être humain. Etre c’est peindre. Toutes les fonctions de l’être je les résume en un terme que je mets entre guillemets ou italique « peindre ». Peindre, c’est prendre toutes les fonctions fragmentaires ou spécifiques des choses, une façon concrète de prendre conscience.
 
Lorsque mes fils naissent, je me mets à travailler sur le thème de la « femme passage », – à l’heure actuelle, je dirais « femme seuil »-. Le travail de peinture me permet de reprendre toutes les dimensions de ce temps, de m’y recontempler, comme Narcisse. C’est aussi la lagune dans le vent.
 
Ce n’est pas « tout est peinture », mais je comprends le monde en faisant passer mon travail à travers mes mains et cela produit de la peinture. Je prends conscience en peignant. J’ai la certitude que si je ne peins pas je cesse d’être intelligente, je cesse d’être correcte sur terre. Je me déséquilibre. C’est pour moi une fonction physique aussi indispensable que manger ou digérer. Ce sont bien les termes de Lévi Strauss. Il suggère une fonction symbolique comparable au système digestif que les cultures investiraient chacune à sa sauce.
 
Exercer l’imaginaire comme mode d’être est le juste filon.
 
Tout notre rapport au monde relève de l’imaginaire. Tout est interprétation. On sort de l’imaginaire par les codes. C’est un basculement du mode de lecture. Par exemple, une table : soit je la réduis à son code d’usage, soit je l’inclue dans une spirale qui naît là où commence le regard. La fonction table et tout ce qu’elle supporte, histoire, matière, style, tous les éléments qui l’habitent, sont rendus possibles dans l’imaginaire. Ils y fleurissent.
 
On appelle imaginaire le fleurissement. C’est une capacité exacerbée pour certains, occultée pour d’autres, mais nous vivons complètement dans l’imaginaire. La confrontation au réel, monter ou descendre un escalier, suppose que l’on ait intégré une mesure des choses. La mesure du réel est avant tout un mode d’adaptation qui a déjà une histoire et qui projette encore un imaginaire. Si tu es Barbie ou Ma Dalton, si tu es en retard et dois courir, si l’escalier a été conçu pour une marche rapide ou pour une marche lente, ton pas sera différent.
 
 
∙ Etre artiste, un mode de présence qui s’abstient de segmenter
 
Mon mode de perception est mon imaginaire. C’est comme une peau, un rapport organique avec l’extérieur. C’est un mode de présence à travers l’art, une façon d’être au monde élémentaire qui s’abstient de segmenter. L’oeuvre commence au moment du regard. Ensuite, une gestuelle est nécessaire. Mes mains en sont l’antenne la plus sensible. Quand elles n’ont plus ni rapport aux matériaux, ni térébenthine, elles ne sont plus des mains d’artiste. Elles n’ont plus de réalité.
 
Je dis gestuelle nécessaire mais devant un ordinateur cela peut se transformer en une requête spécifique. La nécessité est de voir émerger une image qui renaît de toutes sortes de pratiques. Il ne m’est pas possible de voir le contenu dans les mots seulement. Le montage se fait entre les évocations d’autres présences, chaque goutte comme un hommage, et la définition de la forme limpide. Tant que l’image n’a pas sa beauté par elle-même, le cœur du jade n’est pas atteint. Le travail n’est pas achevé.
 
L’imaginaire est d’abord l’amour de la vie. Il faut qu’il y ait les objets parce que l’objet créé, l’œuvre, fait reconnaître comme artiste. Mais fondamentalement, être, c’est peindre, c’est inscrire le plus petit geste, le plus petit détail, en résonance avec l’univers. La chanson de la poinçonneuse du métro nous rappelle que l’art peut vivre dans la répétition du geste. Il n’y a que la répétition et les petits ronds des tickets de métro, mais l’imaginaire en fera un écho et le fredonner en fait une chanson. De même lorsque, pour créer un jeu de cartes, Marie Chamant choisit des trèfles produits par un poinçon dans le papier,  elle recrée l’univers.
 
C’est le même processus que le minimalisme en musique. La répétition transforme un geste machinal en action de vie. Ce qui importe est une capacité de résonance. L’œuvre peut être un support offert. Mon choix d’être artiste c’est de me poser là. Avoir besoin d’un centre qui est image. Avoir besoin de le voir.
 
L’oeuvre est un capteur. Ce n’est pas un moment séparé, même si on l’explique par des mots partiels. C’est comme pour l’écoute d’un discours, le fil, ce qui en sort, c’est une voix qui module. Mon interprétation de ce qui est, c’est capter à partir d’un noyau que je rends présent en le peignant. C’est comme cela qu’une situation donnée peut devenir un lieu. Devant une fenêtre, un visage à contre jour, un oiseau dans l’arbre de l’autre côté de la fenêtre, un son qui sort d’un appareil sur la table et juste posée en symétrie, la dernière de mes toiles. Elle fait fonction de capteur. Au même moment, l’oiseau volette dans l’arbre. Tout d’un coup c’est devenu un lieu.
 
Dans un lieu, tout est à sa place et tout a une fonction d’écho. J’appelle ça directement « peindre ». Pour percevoir, on interprète. Pour percevoir, on fait fonctionner l’imaginaire qui décrypte de l’inconnu dans sa résonance sur du connu. C’est de cette sécrétion là que l’on se connaît soi même.
 
Si l’on a perçu juste et qu’on l’exprime avec netteté, l’univers résonne, comme dans le film de Gurdjeff. Des hommes se rencontrent au pied de grandes falaises. C’est une joute entre musiciens. Ils jouent du zarb, tour à tour. Si le zarb est bien joué, les échos construisent la falaise. S’il est frappé à faux, rien ne se construit.
 
Il paraît vain de s’interroger sur son existence d’artiste. Il faut la vivre. Le plus anti-artistique que j’ai connu c’est de voir de jeunes étudiants en arts plastiques assis sur une table, la tête dans les mains en train de se demander : « suis-je artiste ou pas ? ».
 
 
∙ Etre en résonance et faire œuvre de passage
 
La seule question est « Est-ce que l’on répond à une harmonie juste ? ».
 
Nous devons être en quête de Niereka, le nom donné à la rencontre sacrée chez les Huicholes. L’accord juste est une chose sacrée. C’est concret. Niereka, fait surgir une coïncidence qui génère. Un lieu, une qualité d’atmosphère, un moment précis dans une qualité précise et les gestes rituels en sont les détonateurs. Dans la Niereka, on s’inscrit dans une partition. On est une partie de l’interprétation. Celui qui y conduit, le chamane, n’est pas un ego créateur devant des gens qui ne le sont pas mais une écoute, une disponibilité. Il obéit. Il y a le même rapport entre la composition et l’interprète. Niereka, c’est la coïncidence de toutes les dimensions. Pour un peintre cela se concrétise en un objet, reflet concret fait de formes et de couleurs. Cela peut être une vidéo ou une photo tout aussi bien. Le volume défini qui fait partie de l’œuvre est un support gestuel.
 
C’est ainsi que je conçois le prolongement de mon œuvre peint auprès des enfants des hôpitaux au Mexique : la création de supports et l’animation artistique. Ma démarche s’approche de celle du passeur. Conduire à ce qui porte à voir. Le « Jeu des Images » est une œuvre bien différente de ce que le marché attend de l’artiste occidental en le délimitant comme ego, comme signature. Par le « Jeu des Images », ce que je cherche n’est pas un travail clos comme un objet mais une trame qui supporte l’énergie, qui laisse disponible comme un passage, qui fait fonction de passage.
 
Le cœur du projet est une collecte d’images qui proviennent de la création des enfants, de la vie quotidienne et du champ artistique, ouverte pour que les enfants trouvent la voie de leur énergie. Divers modes d’investissement sont proposés dans des ateliers ou des séquences de jeu pour que ces matériaux trouvent leur dimension de symbole. Les œuvres produites deviennent à leur tour support. Le contexte est l’hôpital et l’approche systémique suppose un ensemble d’acteurs, les enfants et leurs parents, des bénévoles et le personnel soignant. Le « Jeu des Images » voudrait cela. Apporter une grande composition d’énergie, de force de création et de supports, pour faire émerger la qualité d’art qui est en chaque personne.
 
 
 La santé comme voie d’expression en continuité avec la nature
 
Apporter des images aux enfants, c’est les inviter à renouer avec l’imaginaire.
 
Ce que je souhaite c’est rompre les clichés. Un cliché, c’est une lecture du monde qui a perdu la respiration. Une lecture non autonome, non authentique. Une lecture sans lecture. La différence entre le plastique et la peau. La peau respire et résonne, capte le froid, le chaud, le plaisir, la souffrance, pose la différence entre extérieur et intérieur. La culture commerciale appelle le cliché. N’importe quel film arrive maintenant sur le marché avec ses produits marketing dérivés. C’est un univers fermé sur lui-même qui consomme l’enfant, comme la mouche de cette toile d’araignée.
 Le cliché en réduisant l’imaginaire clôt de manière  efficace. Ni liberté, ni rébellion.
 
« Faire de l’art c’est remplir un cahier de coloriage ». Si aberrant que cela paraisse, j’entends souvent dire ça à l’hôpital. Au contraire, sur la suggestion d’un dessin libre, après le visionnage du film «  la famille incroyable », en vogue en ce moment, un enfant fait un dessin vivant, tendre, de la mère qui a des bras qui s’allongent. Dans le film elle rattrape au vol toute sa famille de ses bras extensibles et leur évite de s’écraser après l’éclatement de l’avion. Le dessin est bien différent du coloriage stéréotypé qu’on aurait obtenu avec le remplissage des formes prédéfinies du marketing dérivé. Echapper au cliché c’est déployer les formes, les couleurs, vivre intérieurement le geste, la merveille de cette mère qui rattrape ses enfants et ne les laisse pas s’écraser.
 
L’enfant qui rejoint cette souplesse d’expression en lui connaît un moment sur lequel accrocher son intégrité. A l’inverse du code qui abstrait de l’imaginaire, il renoue avec la force qui lui donne sa pleine respiration. Le mot qui définit le mieux le projet et son processus se dit en Espagnol : « sanacion », Sain. Voie pour la santé. Entrer dans le « Jeu des Images », se faire sain. Générer sa propre « sanacion » et retrouver son intégrité est au cœur de la fonction de l’art. Permettre les nuances, la souplesse, la qualité d’expression : faire entrer en résonance toutes les dimensions et débloquer ce qui est coincé. Le geste qui guérit est un geste libérateur, détonateur de liberté. Il peut prendre de multiples formes, même celui de la répétition selon un mode imposé comme dans les mandalas. Ce qui importe est sa justesse en accord avec l’énergie intérieure et la façon de rejoindre le monde dans une expression qui touche.
 
C’est aussi le travail d’enseignement lorsqu’il va profond, à la rencontre des élèves, les aider à percevoir leur capacité à faire résonner le monde. Le juste c’est nous quand nous le générons. Quelle qu’en soit l’échelle. Pour chacun, dans son enveloppe personnelle d’abord, en couple lorsqu’un couple génére un accord ou une harmonie. A l’échelle de la famille, d’un quartier, la résonance se multiplie comme dans une chorale ou une improvisation de jazz.
 
Paradoxalement, le rôle de passeur pour accorder l’intérieur et l’extérieur par une expression authentique est peut-être plus facile dans un contexte multiculturel. Et particulièrement lorsque celui qui se veut passeur, comme moi, vient de l’extérieur. Il est impossible dans ce cas de parler à partir de son monde de références. Lorsque l’on participe à la même culture on fait des choses et on ne sait pas pourquoi on les fait, on obéit. On obéit à une justesse qui est ailleurs. Dans un contexte multiculturel, il n’y a pas un code unique. Autant dire que trouver le code juste équivaut à traverser les codes. La quête de résonance est contrainte à rejoindre la fibre fondamentale pour sonner juste.
 
Le danger est de rechercher l’efficacité et de systématiser. C’est l’histoire du passage du modèle agricole au modèle urbain. La ville a tendance à schématiser. On ne parle pas de semailles dans une ville. La conception de l’urbain va dans le modèle et le modèle auquel on se conforme est contraire à l’épanouissement. Le modèle confronte à des fragments de conformité. Moi j’ai besoin que ça respire et de proposer des supports pour que la germination se fasse.
 
La création est dans la continuité avec la nature. C’est dans la continuité que l’imaginaire parvient à faire des images.