L’INTÉRIORITÉ RELIGIEUSE

Jean-Louis VIEILLARD BARON

Bulletin n°3 – Religion

La notion d’âme est aujourd’hui utilisée dans un contexte esthétique et affectif pour désigner le siège fugitif des émotions les plus subtiles. On hésiterait à faire comme Platon un parrallèle métaphysique entre l’âme et la cité. La structure interne de l’âme nous semble avoir été sondée par la psychologie des profondeurs; Freud, Jung et Lacan nous ont révélé les méandres des différents destins de nos pulsions, de la construction spéculaire d’un moi imaginaire, de la dimension archétypale des grandes images dynamiques dont vit l’homme. Mais cette âme-là, psychologique, nous écarte, au moins semble-t-il, du champ politique. L’homme d’aujourd’hui serait-il par l’âme renvoyé à son narcissisme viscéral ? C’est contre cette attitude que proteste Emmanuel Lévinas lorqu’il associe, très paradoxalement l’âme (le psychisme) et l’athéisme. En fait, si ce dernier désigne la séparation de la solitude et de la vie intérieure, l’âme accomplit l’essence de l’athéisme. Le psychisme est individuation et égoïsme; il s’oppose à la socialité première qui est cette participation du moi au même, cette humanité fondamentale qui est la première injonction éthique[1]. La vérité est que l’âme n’est pas seulement cette instance psychique fermée sur son égoïsme; l’âme n’est pas nécessairement autarcique. Il n’y a aucune raison de postuler l’autofondation de l’âme plus que l’autofondation de la Cité. Ni l’une ni l’autre ne s’expliquent par elles-mêmes. Si l’âme se confond avec l’égoïsme, c’est seulement par le fait du psychologue qui la considère comme une totalité indépendante. Ainsi le procès se déplace de l’âme vers sa considération psychologique.
 
Quant à l’âme elle-même, elle peut être comprise comme le sujet religieux, l’ego religiosus (qui ne doit pas être confondu avec la théorie contestable d’un homme qui serait religieux par nature, homo religiosus). Ce sujet religieux n’a pas une signification seulement psychologique, d’autant plus que cette dimension psychologique est susceptible d’être considérée comme une illusion. Mais les variétés de l’expérience religieuse sont si nombreuses que les ramener toutes à une même illusion comme le fait Freud est la preuve d’un parti pris non pas rationaliste, mais scientiste.
 
L’âme est un être métaphysique, une valeur supra-temporelle, écrit Georg Simmel[2]. Elle se montre concrètement, dans la peinture de Rembrandt, par l’absence de relation au monde et le repli dans l’intériorité, intermédiaire entre la terre et le ciel, entre les hommes et Dieu :
Il y a un tableau où Rembrandt parvient à donner de tout cela une expression positive : la Résurrection de Munich. Au premier plan les gardiens dégringolent de la pierre du tombeau qui se soulève : tout le chaos terrestre, à la fois absurde, violent, risible. Au-dessus, l’ange : dans un flot de lumière non terrestre, comme s’il avait laissé ouverte derrière lui la porte du ciel, entraînant les nimbes à sa suite. Et puis, dans un coin, presque une ombre, semblant venir d’infiniment loin, la tête de Jésus s’élève, son expression est à peine reconnaissable; et tout à coup, nous en sommes sûrs : voici l’âme, cette terre et ce ciel pâlissent devant cette vie blême, souffrante, encore à demi paralysée par la rigidité cadavérique, et ne sont plus rien.[3]
 

L’âme en ce sens est une réalité sui generis; elle est radicalement différente de toute autre valeur. L’âme est cette «insurrection» dont parle le poète Saint John Perse; elle est un principe d’individualité irréductible au cosmos terrestre et céleste. C’est sur ce principe que peut s’édifier la vie religieuse de l’âme.

Le rapport entre âme et sujet religieux est un rapport de principe à manifestation

Autrement dit l’âme religieuse n’est que la manifestation du principe supérieur de l’âme. Il n’y a pas identité entre âme et sujet religieux, mais rapport de principe à manifestation. Sans âme comme individualité absolue, il n’y aurait pas de sujet de la religion. On pourrait mettre en parallèle la dimension artistique de l’âme et sa dimension religieuse. Dans l’art, l’âme est présente comme le sujet créateur d’une œuvre à laquelle il confère cette unité invisible et absolue qui en fait la valeur individuelle inimitable. Là encore l’âme a un statut intermédiaire, mais cette fois c’est entre l’artiste (entendu comme homme singulier) et son œuvre (entendue comme un ensemble de résultats produits). Ce qui caractérise l’âme est l’individualité dynamique et créatrice. Elle ne s’identifie donc pas au moi psychologique. 

Ce qui caractérise l’âme est l’individualité créatrice

La différence peut être aisément remarquée : il est possible d’écrire la biographie d’un artiste comme le simple récit de l’histoire d’une vie humaine; mais une biographie intellectuelle est tout autre; c’est l’aventure créatrice d’un auteur qui est alors retracée de l’intérieur. Retrouver l’âme créatrice d’un artiste, c’est vraiment épouser la genèse de sa création et la restituer. Marcel Brion (dont la devise adolescente était Ardendo cresco, je croîs en brûlant [4]) cherchant la philosophie de Rembrandt trouve l’ardent noyau de celle-ci dans le temps imparfait, dans l’inharmonie continuelle que représente par excellence La ronde de nuit [5].

 

 

Peut-on penser le sujet religieux comme âme immortelle sans le substantialiser et retomber dans une métaphysique de la chose ? Il est intéressant de noter que Kant a fait la démarche inverse, et pensé l’immortalité sans penser l’âme. En effet, la Critique de la raison pratique montre que l’immortalité de l’âme est un postulat de la raison pratique, ce qui signifie qu’elle est indispensable à l’accomplissement du devoir et au respect de la loi morale. Pourquoi ? C’est que si l’exigence de la loi morale est absolue — comme le soutient Kant, cette loi étant un factum rationis, un fait de la raison donné à l’homme —, alors la fin d’un sujet moral est impensable. La mort étant un fait avéré, c’est le sujet moral qui est immortel, et on peut l’appeler âme pour se conformer à la tradition. Si le sujet moral mourait, toutes les actions de sa vie en seraient relativisées. Le caractère absolu du devoir disparaîtrait donc. On voit que ce n’est pas l’âme comme sujet religieux qui est ici pensée. La religion intervient chez Kant au niveau de l’espérance d’un monde futur. Mais la question revient : l’âme comme sujet religieux est-elle immortelle ? En tant que sujet créateur en art, elle peut être considérée comme telle du fait que les œuvres d’art ont pour propriété essentielle de dépasser leur temps. Mais en tant que sujet de la religion, qu’en est-il ? Le saint selon Bergson dépasse son temps par son action, l’élan spirituel qu’il a transmis à quelques hommes s’élargit et se diffuse progressivement en franchissant les époques. L’élan spirituel de Jésus et de saint Paul a transformé le monde occidental et s’est progressivement diffusé jusqu’à imprégner même l’ordre politique d’un sentiment de justice nécessaire. Mais l’immortalité de l’âme en tant que principe singulier dépasse le champ historique. Elle implique une autre histoire, une hiéro-histoire ou histoire de la révélation. Platon n’avait pas tort quand il évoquait d’une façon très imagée le cheminement de l’âme dans le cortège des dieux.

Le passage de la mort : l’advenue d’un monde nouveau qui était déjà là mais se manifeste alors

Même si nous ne croyons plus aux mythes ni au polythéisme, il reste que l’immortalité de l’âme implique une aventure en laquelle le passage de la mort est l’advenue d’un monde nouveau qui était déjà là mais se manifeste alors.

 
Si nous réunissons l’affirmation de l’âme comme sujet religieux, et la thèse de l’immortalité personnelle, nous pouvons voir plus clairement que l’âme ne saurait être une substance, parce qu’elle n’a pas d’être. Saint Augustin, puis Fénelon ont pressenti que le Cogito religieux, l’expérience d’être un sujet devant Dieu, est l’expérience d’un non-être. Le «Je pense» religieux peut se dire ainsi : « J’ai une conscience religieuse, mais il n’est pas suivi d’un «donc je suis». Fénelon peut dire (s’opposant implicitement à Descartes) :
Je ne suis pas, ô mon Dieu, ce qui est; hélas! je suis presque ce qui n’est pas. Je me vois comme un milieu incompréhensible entre le néant et l’être […] Que suis-je ? un je ne sais quoi qui ne peut s’arrêter en soi, qui n’a aucune consistance, qui s’écoule rapidement comme l’eau.[6]
 

Parce qu’elle n’est pas l’Être, l’âme ne peut pas non plus être réduite à néant. Elle est un élan qui s’écoule sans cesse et n’a pas de fin. Georg Simmel avait noté à ce sujet l’importance de l’âme chez le poète Stefan George, comme on peut être frappé de l’importance de l’ange chez Rilke[7]. Plus l’âme est valorisée, moins l’être a d’importance. Sans doute le paganisme de Heidegger se traduit-il dans cette recherche toujours manquée de l’être, même si l’être étant oubli, on se trouve en face d’une ontologie négative. Simmel considère l’âme chez George comme personnalité supra-individuelle et puissance unificatrice de l’œuvre. Mais l’âme du poète n’est pas encore l’âme religieuse, en ce qu’elle ne s’oppose pas au primat de l’être. Or l’âme en tant que sujet religieux est l’expression même du primat de l’esprit sur l’être. Bergson a parfaitement vu que le « supplément d’âme » que notre civilisation technique réclame est un élan spirituel, non un être mais un mouvement.

L’expression même du primat de l’esprit sur l’être

Stefan George a trop valorisé le corps en en faisant l’instrument même de la déification de l’homme; pour Bergson au contraire, l’âme est le principe spirituel restituant au monde sa fonction primordiale qui est de faire des dieux. On voit jusqu’à quelles conséquences très fortes conduit la reconnaissance de l’âme comme condition métaphysique d’un sujet religieux — qu’on peut encore nommer âme religieuse.

 
L’intériorité religieuse, l’élan spirituel qu’elle implique sont les conditions d’existence de la religion dans la société des hommes. Le complément de l’âme religieuse est la communauté ou l’intersubjectivité, adossée à une révélation partagée et appuyée sur des textes sacrés. Pour l’âme religieuse, les traces du sacré sont nombreuses, mais elle a besoin d’être guidée en s’insérant dans une société à laquelle elle peut communiquer son élan. La difficulté propre à la religion, qu’elle qu’elle soit, c’est de maintenir cette complémentarité entre le pôle de l’âme, purement spirituel, et le pôle de la communauté, qui est le pôle social. 

[1]Totalité et infini, Paris, le Livre de Poche, p.52.
[2]Rembrandt, Saulxures, Circé, 1994, p.204.
[3]Ibidem, p.205-206.
[4]. Cf. Xavier Tilliette, , Marcel Brion, humaniste et passeur , Paris, Albin Michel, 1996, p.217-229.
[5]Les labyrinthes du temps, Paris, José Corti, 1994, p.289-290.
[6]Traité de l’existence de Dieu. Voir le commentaire de Charles Du Bos, Approximations, réédition, Paris, Éditions des Syrtes, 2000, p.861 sq.
[7]Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 2004, p.129-147; sur Rilke, voir Gabriel Marcel, Homo viator, Paris, Aubier, 1944, p.335-358.
Esprit d'avant