Regard sur l’Avant – en Avant
J’admirais cet ami. Sa patience aussi quand il m’enseignait, de son mieux, tout l’arabe qu’il savait. Et puis, surtout, j’ai beaucoup appris de sa sagesse : une sagesse toute simple, propre à transfigurer, sans le dire, la vie habituelle.
La première chose que j’ai apprise de lui est ce regard sur le chemin passé, notre histoire. J’ai toujours cru que sur le chemin de la vie, l’avenir était devant nous et que le passé était derrière nous. Certes, avec l’âge, le passé augmente et le futur se réduit. Cependant, je sais maintenant que le passé est derrière nous et que le futur, long ou bref, est devant…
Mohammed me fit connaître sa manière de voir les choses. L’homme avance à reculons… Ce qu’il voit : c’est le passé. Mais l’avenir, dans son dos, lui est caché.
De là, ces paroles d’un vieux poème d’Omar Khayam (les fameux quatrains : les ruba’iyât). Je ne savais pas encore assez d’arabe, mais Mohammed me traduisit ce dont il se souvenait. Une phrase surtout m’avait frappé :
… demain est caché au dos de l’invisible, mais ce jour est à moi…
« Ce jour », aujourd’hui est à toi. Qu’en fais-tu ? Question posée à tous. Tout le champ du passé est sous mon regard, mais aujourd’hui est à moi. Et demain sera un autre « aujourd’hui » ! Non pas : le futur (dans mon dos) mais un autre « aujourd’hui » à vivre.
Voilà pourquoi, pour Mohammed, rien n’était plus important que ce qu’il faisait, dans le moment où il le faisait :
– Tu comprends : ce que tu fais, il faut le faire bien. Le mieux que tu peux. Après, c’est Allah qui le fera réussir. S’Il le veut… Maintenant, c’est le temps d’aller prier. Je m’en vais. La paix sur toi…
[….]
Le nouveau, c’est ce qui dure le moins longtemps, disait mon père. L’âge venant, c’est bien ce qui se passe. Ainsi, des vers latins ne seront pas oubliés, mais de nouvelles commandes électroniques sont perdues facilement… d’autant qu’elles changent souvent !
Une particularité de notre époque, c’est que rien n’est durable. De là cette ignorance fondamentale du passé. Que saurons de nous nos descendants ? Et qu’avons à transmettre qui puisse servir ? Peu, sans doute. Le drame des jeunes est qu’ils seront remplacés par de plus jeunes… Ils ignorent leurs ancêtres, comme ils seront eux-mêmes ignorés par leurs descendants.
Il reste que les vieux ne sont pas seulement des hommes du passé : ils sont aussi ceux pour qui le passé a un sens. Ce passé, tour à tour, les éclaire, les stimule, les instruit… Pendant des siècles, des anciens ont instruit, facilement ou difficilement, des jeunes. Aujourd’hui, c’est souvent l’inverse : les vieux sont des ignorants auxquels il faut tout expliquer des nouvelles techniques.
Pourtant, un vieux qui meurt : c’est une bibliothèque qui disparaît. Et cela n’est pas vrai seulement pour les peuples dont la littérature est orale. D’ailleurs, aujourd’hui, les écrits sont inconnus. Un livre est un chemin au milieu de la forêt : lire c’est le parcourir. Cessez de le parcourir et le chemin s’effacera, peu à peu.
Il en fut ainsi pour les juifs exilés jadis en Babylonie… De là, cette frénésie, à cette époque et à l’époque du retour, pour rédiger des textes qui sont devenus, aujourd’hui, des textes bibliques : écrire les actions des anciens afin qu’elles soient connues des générations futures…
Relisez, par exemple, les livres des Rois. Le récit de la mort d’Absalon et le chagrin du roi David. Ou bien le roi, devenu vieux et que l’on couvrait sans qu’il se réchauffe… Ces récits m’émerveillaient. Longtemps contés avant d’être mis par écrit.
Et l’on disait alors au meilleur conteur : il faut écrire cela dans cette forme… Dit ainsi : le récit est le plus beau. C’est cela qu’il faut écrire et transmettre. Le nom de l’auteur était alors indifférent. D’ailleurs : qui est l’auteur ? Le récitant ? L’auditeur ? Celui qui met par écrit ce qu’il entend ?
Les Vieux – Roman inédit
Extraits