Ruth et la tradition

  • Le langage biblique exprime la tradition de diverses manières. L’une d‘elles est la généalogie. Nombreuses sont les généalogies dans la Bible. Elles ont toujours un sens. D’une part, elles manifestent la continuité d’un dessein, et d’autre part, elles constituent une promesse d’accomplissement. Dans tous les cas, un fil essentiel est indiqué

    La fin du livre de Ruth rappelle que le grand-père de David a pour mère une moabite. Ce fait étonnant est mentionné à une époque où la figure du grand roi est exaltée. C’est à l’époque du deuxième Temple que l’histoire de Ruth est écrite. A cette époque, la monarchie israélite a disparu, en même temps que l’indépendance nationale. A cette même époque, la figure du grand roi –David- est fortement célébrée (voir les livres des Chroniques).

    L’histoire de Ruth est censée se passer « au temps où les juges jugeaient », c’est-à-dire avant le commencement de la royauté. De là, la langue très classique du narrateur (même si –dans la suite du texte- une langue plus tardive se manifeste). De là aussi, l’explication de ce qu’était autrefois la pratique du lévirat : une coutume inconnue de la population contemporaine du narrateur (cf. Deutéronome 25,5-10 et Ruth 4,7).

    Et puis, surtout, cette révélation étonnante à une époque de domination étrangère : le grand roi David a une moabite dans son ascendance ! Pourtant, les moabites (cousins des hébreux) sont exclus :

    « L’Ammonite et le Moabite ne seront pas admis à l’assemblée de l’Eternel ; même ses descendants à la dixième génération ne seront pas admis à l’assemblée de l’Eternel, et cela pour toujours… »

                           Deutéronome 23,4

    Aux lecteurs exégètes de concilier cet interdit avec l’ascendance du roi David. Pour ce faire, il est habituel d’invoquer l’épisode du jeune David qui, poursuivi par Saül, confia ses parents au roi de Moab (I Samuel 22,3). Ce qui, au moins, témoignerait d’un lien ancien entre David et le pays de Moab.

    Cependant, la pointe du récit (en forme de merveilleuse nouvelle) est la généalogie finale. Noémi (= Mara, l’amère) obtient, contre toute attente, une descendance, grâce à Ruth la moabite :

    « Booz épousa donc Ruth et elle devint sa femme. Lorsqu’il se fut uni à elle, l’Eternel permit à Ruth de concevoir et elle enfanta un fils. Les femmes dirent alors à Noémi : Béni soit l’Eternel qui a fait aujourd’hui qu’un proche parent ne manquât pas au défunt pour perpétuer son nom en Israël. Il sera pour toi un consolateur et le soutien de ta vieillesse, car il a pour mère ta bru qui t’aime, elle qui vaut mieux pour toi que sept fils. Et Noémi, prenant l’enfant, le mit sur son sein, et ce fut elle qui prit soin de lui . Les voisines lui donnèrent un nom. Elles dirent : « Il est né un fils à Noémi » et elles le nommèrent Oved. C’est le père de Jessé père de David ».

                                                                      Ruth 4,13-17

    Vient ensuite la généalogie finale qui part de Pérets (le fils de Tamar : Genèse 38, 29) et aboutit à David. 

    Par parenthèse, que cette généalogie soit d’une autre main que de celle de celui qui a écrit l’histoire, n’a ici aucune importance. Si cette histoire a été ajoutée au nombre des livres saints, c’est bien parce que cette généalogie lui donnait une qualité particulière.

    D’autres textes bibliques ont d’ailleurs connu un sort semblable. Le livre de l’Ecclésiaste (Qohelet) a de même été intégré au nombre des  livres saints à cause de son épilogue (Qohelet 12,9-14) qui n’est pourtant pas de la même main que les paroles terribles du livre.

     L’histoire littéraire (« historico-critique ») est autre chose que les raisons de l’inclusion d’un texte au nombre des livres saints. De même, étude et lecture vont de pair, mais elles ne sont pas identiques dans leurs finalités.

    La nouvelle de Ruth pouvait se lire comme le récit de la rencontre de Booz et de Ruth. C’est alors un joli texte, mais non encore un livre biblique retenu et recopié, au long des siècles. Aujourd’hui, l’histoire de Ruth est inséparable de cette généalogie terminale.

    L’évangile de Matthieu retiendra d’ailleurs le nom de Ruth parmi les ancêtres de Jésus (quatre femmes sont ainsi mentionnées).  Cette généalogie de Matthieu 1 est une admirable construction symbolique qui raconte les sept jours de la grande semaine de l’histoire du monde (*).

    Cette généalogie de Matthieu, d’autre part, reprend les noms des fils de Tamar (Genèse 38,30 cp Matthieu 1,3). L’un ces fils : Perets est un ancêtre de Oved, le grand-père de David (Ruth 4,18).

    Un lecteur attentif aura remarqué ces réminiscences significatives dont les Ecritures sont remplies. Ce faisant, par le biais d’une lecture, il prend sa place dans ce qu’il faut bien appeler une tradition.

    Jacques Chopineau

     (*) Rappelons que cette généalogie de Matthieu mentionne les 42 générations (6 x 7 =  3 x 14 générations, cf Matthieu 1,17) qui aboutissent au dernier septénaire -lequel  prend fin avec la mention du Christ et –donc- d’une nouvelle époque de l’histoire du monde (le « huitième jour », indiqué ailleurs). Cette construction est évidemment symbolique et ne peut être prise au pied de la lettre. Ce texte a été étudié dans un autre contexte (voir le site prolib.net -Bible).