Sources et tradition
Rites, lois, traditions
Les termes doivent, sans doute, être un peu éclaircis. En effet, ils ne recouvrent pas les mêmes réalités, même s’ils peuvent parfois être interchangeables. Ils ont un trait commun cependant : un lien qu’on peut dire « patrimonial ». Car ce sont des éléments de notre passé collectif qui fondent l’assise de notre présent. La transmission est donc fondamentale.
Dans l’ancienne Chine, les rites jouaient un rôle considérable. La nature de l’homme étant mauvaise, seuls les rites pouvaient canaliser les passions. Et le respect des rites était la marque de la civilisation. La force n’avait qu’un rôle d’appoint –si, du moins, il en était fait bon usage.
Dans une société moderne, le respect de la loi joue un rôle semblable. La loi est ce lien qui unit les membres d’une même société (non seulement une nation, mais aussi une tribu, un clan, une famille, une meute même….). Il n’est pas de société sans loi.
Il faut cependant se souvenir de ce que « légalité » ne signifie pas toujours « moralité ». Les lois procèdent du pouvoir. Et si le pouvoir est dictatorial, les lois peuvent décréter « légale » telle disposition inique. Les exemples sont nombreux. Ainsi les lois de Vichy furent parfois complètement immorales. Mais même des lois anti-juives étaient alors « légales ». En sorte que tel criminel a pu dire, lors de son procès, qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres d’un pouvoir légalement élu. Or Pétain, comme Hitler, avait été légalement élu…
En sorte que –en ce temps-là- ceux qui se réclamaient d’une ancienne tradition française républicaine (Liberté, égalité, fraternité) étaient des rebelles opposés au pouvoir en place…
De toutes façons, les rites évoluent et les lois changent. Tout comme les sociétés se transforment, au fil du temps. Pourtant, au-delà de la forme des rites ou de la formulation des lois, une loi non écrite fait parfois irruption dans notre quotidien. Il n’est pas de société durable sans le rappel d’une loi écrite ou non écrite que l’on appelle tradition. .
Certes, une tradition n’est pas de soi une vérité. Déjà Saint Cyprien disait qu’une ancienne tradition pouvait être une vieille erreur. Et ce qu’on a toujours pensé peut être la répétition d’une illusion ancienne. Tout le monde, pendant longtemps, n’a-t-il pas considéré comme une évidence que la terre était plate et que le soleil tournait autour !
Pas de vérité à l’ancienneté, certes ! Mais pas davantage de grand arbre sans racines profondes. On ne peut rien construire de durable sur un fondement illusoire, mais on ne peut pas non plus s’élever sans racines. Au-delà de ses rites ou de son cadre légal, les racines d’une civilisation sont ce qu’on nomme ses traditions.
Il est bien des traditions qui sont autant de réservoirs ou –selon le cas- de tremplins pour une communauté. Qu’elle soit nationale, patriotique, religieuse, familiale, ethnique, régionale, tribale, clanique… toute tradition peut être un support pour celui qui s’en réclame.
A l’inverse, là où toute tradition disparaît, l’individu devient une norme pour lui-même. Seuls le guident alors son plaisir, sa force, sa réussite, son propre intérêt. En ce domaine, d’ailleurs, une société fondée sur le seul profit serait une tueuse d’espérance. Le monde contemporain ne devrait pas l’oublier.
Rappelons que l’attachement à une tradition n’est pas un repli sur des opinions du passé, mais au contraire le support actuel d’une vie profonde. Au nom d’une tradition, on peut parfois se révolter contre les pratiques actuelles, contre une soi-disant « tradition » devenue un carcan. Ainsi une révolte contre un injuste « ordre établi ».
On peut citer Antigone qui se dresse contre la loi de Créon. Ou encore les juges du procès de Nuremberg appelés à juger –sans loi écrite- des crimes de guerre. Dans ce cas, une loi non-écrite veut exprimer un ordre antérieur qui a été oublié.
C’est alors qu’une tradition plus profonde s’oppose à une pratique imposée par un pouvoir actuel. Ainsi commencent toutes les révolutions, depuis le début du monde. Mais à quelles sources puiser ? Le passé ne peut être reproduit, sans autre. Une écoute nouvelle fonde une légitimité originelle, une fidélité retrouvée. …
Une erreur serait d’assimiler tradition et répétition d’usages anciens. En réalité la vie se transmet, lors même que les transmetteurs vieillissent et meurent. Mais le témoin (ou le flambeau) se transmet, d’un coureur à l’autre. Celui qui porte le témoin peut bien mourir après avoir transmis ce qu’il portait. La course continue…
De là ce vieil adage latin qui décrivait les générations nouvelles comme de nouveaux porteurs de la flamme de la vie. « tradition » vient de tradere (transmettre). C’est la vie qui est transmise ; non simplement des usages répétitifs. Oublier cela est un signe évident de la perte de ce signifiait le mot « tradition ».
L’Europe est d’ailleurs confrontée à ce défi : Son sens est attaché à sa capacité à se construire en liaison avec ce qui a fait sa grandeur. Même ses échecs doivent instruire les générations nouvelles. L’erreur serait de considérer qu’un grand marché aux frontières floues prendra la place de l’Europe des peuples. Comment une telle Europe pourrait-elle être populaire ? Et comment, dès lors, aurait-on le désir de la défendre ? Un paradoxe de l’Europe actuelle est que tout le monde en parle, mais que personne ne voudrait mourir pour elle. Une patrie peut-elle exister sans défenseurs ? Ou bien remettre à d’autres le soin de sa défense ?
Traditions reçues et traditions apprises
Une des caractéristiques de la culture occidentale actuelle est qu’elle ignore souvent ce qu’est une tradition. Certes, son histoire est pleine de traditions, mais ce sont, parfois, des vestiges anciens : des rappels verbaux du glorieux passé, parfois même un art politique d’accommoder les restes.
Cependant, on ne peut être des frères que si l’on est d’abord des fils. Le meurtre du père crée des orphelins : non des frères. Cela pose le problème de la transmission.
Le grand Goethe disait : Ce que tu as reçu en héritage de tes pères : apprends-le, afin de le posséder. En effet, la tradition doit être acquise par ceux qui s’en réclament. Non inventée, certes, mais acquise, sous peine de rester verbale et, pour ainsi dire, idéelle .
Un texte de la Michna (les chapitres des Pères) commence ainsi : Moïse a reçu la Thora au Sinaï et l’a transmise à Josué, et Josué aux prophètes, et les prophètes aux anciens… ».
Ainsi commence ce que l’on nomme « la chaîne de la tradition ». La « tradition » a deux visages : l’un est la réception ; l’autre est la transmission. On ne peut transmettre ce qu’on n’a pas reçu. En sorte que celui qui transmet est aussi –passage obligé- celui qui reçoit.
Autre remarque : la voix ne cesse pas de parler. Ce qui est entendu aujourd’hui n’est pas ce qui fut entendu jadis. Aujourd’hui, si vous entendez sa voix… C’est toujours aujourd’hui que j’entends. La tradition est ainsi un retour à l’écoute de la voix des origines.
En termes religieux, toute conversion est un « retour » (dans les langues bibliques : « tchouva », en hébreu, « metanoia » en grec) et ce retour est une véritable révolution. C’est alors qu’une langue originelle est entendue à nouveau. Mais si l’écoute est nouvelle, cependant, la voix est aussi ancienne que le monde.
C’est ici que « tradition » et « religion » ont un tronc commun. Elles sont, certes, différentes, mais elles procèdent d’une source analogue. Une même écoute de la voix des origines. Naturellement, le religieux ici ne se confond pas avec le confessionnel. On peut n’adhérer à aucun credo et être cependant religieux.
Quelle place ce mot « tradition » peut-il avoir dans une civilisation comme la nôtre ? Comment les pratiques actuelles peuvent-elles faire droit à des exigences fondamentales ?
La société qui se constitue magnifie la réussite individuelle. De là, l’extension de la publicité (vendre plus), le prestige du télévisuel (se montrer plus), le règne de la consommation (consommer plus), la judiarisation de la vie sociale (plus de sécurité ?)…
Quelle place ce mot « tradition » peut-il avoir dans une civilisation comme la nôtre ? Comment les pratiques actuelles peuvent-elles faire droit à des exigences fondamentales ?
La société qui se constitue magnifie la réussite individuelle. De là, l’extension de la publicité (vendre plus), le prestige du télévisuel (se montrer plus), le règne de la consommation (consommer plus), la judiarisation de la vie sociale (plus de sécurité ?)…
Quelle place ce mot « tradition » peut-il avoir dans une civilisation comme la nôtre ? Comment les pratiques actuelles peuvent-elles faire droit à des exigences fondamentales ?
La société qui se constitue magnifie la réussite individuelle. De là, l’extension de la publicité (vendre plus), le prestige du télévisuel (se montrer plus), le règne de la consommation (consommer plus), la judiarisation de la vie sociale (plus de sécurité ?)…
Bref, « plus », « encore plus », « toujours plus »… sont des expressions habituelles de la vie moderne. Mais si le progrès n’a pas de fin : la vie, par contre, est éphémère. Vivons donc aujourd’hui le plus fortement possible, dit-on. Pourtant : la vie peut-elle être exprimée seulement en termes de « niveau de vie » ?
Par contre, rien (sauf exception) ne nous prépare à la gratuité, la solidarité, la responsabilité…
Bien sûr, ces qualités existent. Sans quoi nos sociétés ne pourraient longtemps subsister, mais ces qualités –bien que « traditionnelles »- sont rarement mises en avant.
Un exemple simple
Prenons un exemple qui, apparemment, n’a rien à voir avec une tradition. C’est le cas de la nation dont nous sommes aujourd’hui les membres. Concrètement : des frères ont tous la même mère. Mais s’il n’y a plus de mère-patrie : comment y aurait-il des frères-citoyens ?
A cet égard, une erreur a été de ne remplacer par rien l’ancien service militaire. Ce n’est –à première vue- qu’un changement de pratique. Pourtant, ce grand brassage d’une même classe d’âge ouvrait –bon an, mal an- sur la réalité d’une solidarité nationale. Là est la question centrale. Du Nord au Midi –toutes classes sociales confondues- de jeunes citoyens étaient, pour un temps, réunis. Et cette réunion, bon an mal an, laissait des traces dans la mémoire.
Certes, les armées actuelles n’ont que faire de gros bataillons de porteurs de fusil. Les armes actuelles demandent des professionnels très entraînés et longuement formés. C’est donc à juste titre que le flot des porteurs de fusils a été supprimé.
Mais le grand brassage a été supprimé en même temps. Comme aussi l’idée de service de la nation qu’il signifiait. Tous (et toutes : ce que négligeait l’ancien service militaire qui ne concernait que les seuls garçons) auraient consacré un temps de leur jeunesse au service de la nation. Outre que cette solidarité serait parfois bien utile, le grand brassage eût été conservé. C’était aussi le lieu fondateur d’une tradition -dans ce cas une tradition nationale.
On aurait même pu imaginer un grand brassage au niveau européen. Sans un tel brassage d’ailleurs, une Europe unie pourra-t-elle se construire véritablement ? On peut penser que sans une défense européenne véritablement collective et concrètement réalisée, il n’est pas d’Europe véritable. A moins d’appeler « force européenne » un corps de professionnels supplétifs placés sous commandement suprême non-européen, ce qui est largement le cas aujourd’hui, par le biais de l’OTAN.
Ceci peut nous rappeler qu’une tradition se fonde, se construit, paraît nouvelle, même si –en fait- elle ne fait que donner vie à une exigence ancienne. Paix, justice, égalité, liberté, solidarité sont des aspirations aussi anciennes que les peuples. Encore faut-il construire un cadre dans lequel ces aspirations pourront s’exprimer. On peut penser qu’un « service » européen (au-delà de simples échanges d’étudiants) serait le nid d’une nouvelle prise de conscience.
Nous sommes ici à la source d’une tradition. Apparemment, ce n’était ici qu’une tradition limitée au seul service de la nation. Mais l’exemple nous apprend qu’une tradition qui disparaît est le signe d’une autre disparition. En l’occurrence, la disparition de la nation ?
Tel est en effet une des orientations de ce qu’on appelle parfois « Europe », laquelle serait fondée sur la mort des anciennes nations et, en même temps, sur le nationalisme retrouvé des régions, mais cela est sans doute une autre histoire.
En fait, une tradition réfère –pour ceux qui en sont les porteurs- à beaucoup plus qu’à une réalité ancienne. C’est de vie –forcément actuelle- qu’il s’agit. Dans tous les cas, il n’est pas de grand arbre sans racines profondes.
Nombreuses sont les espèces d’arbres, mais plus l’arbre s’élève, plus il doit plonger ses racines dans le sol. Les traditions sont de l’ordre des racines. Connaître ses racines est une obligation pour l’arbre humain. Inversement, un monde sans racines n’est pas destiné à durer.
Tradition sacrée
Mais l’exemple précédent n’est, au mieux, qu’un support de compréhension. Afin de suggérer qu’une pratique ordinaire peut être à la source d’une tradition. Et que la perte d’une tradition est le signe d’une autre perte…
D’autre part, cependant, parler de tradition revient à parler d’origine et, donc, de transmission depuis l’origine. Non pas, simplement, de transmission de pratiques anciennes ni, évidemment, de connaissances acquises.
Les connaissances scientifiques, par exemple, ne sont pas traditionnelles, mais au contraire l’état actuel de ces connaissances peut toujours être daté. Nous en savons, aujourd’hui, bien plus que dans les siècles passés, et nos connaissances sont, à leur tour, destinées à être dépassées…
A l’inverse, il s’agit ici –sous le nom de tradition- de la transmission d’un savoir destiné à être transmis sans être critiqué. Un arbre ne critique pas ses racines ! Et comme l’arbre procède de ses racines, de même, les humains actuels procèdent de ceux qui les ont précédés.
De là, le rôle de ceux que Platon appelait les anciens. Ces derniers, proches des origines (et non opposés aux actuels jeunes !) sont supposés avoir été plus sages (et non : plus savants !).
Ces anciens (anonymes) nous renvoient à un temps primordial. C’est le cas, de même, du récit biblique de la création qui ne saurait être daté (seule sa mise par écrit peut être datée -ce qui est tout différent…).
Déjà Socrate pensait que l’autorité des anciens venait de ce qu’ils avaient reçu leur savoir de source divine (cf Platon : Philèbe). Les théologiens font-ils autre chose quand ils parlent de l’inspiration des livres bibliques ?
Et un philosophe moderne (Josef Pieper) note qu’on ne devrait pas abandonner aux seuls théologiens le concept de révélation divine (1). Le même auteur ajoute que « c’est dans la tradition sacrée que l’idée de tradition se réalise en toute sa pureté » (op. cit. p. 68).
Apparemment, cette idée est éloignée des pensées actuelles. Pourtant, telle n’est pas l’entière réalité. Les actuels renouveaux religieux –parfois intégristes, sans doute, mais non pas uniquement- sont aussi un appel à une tradition…
De là ces ouvrages consacrés à un christianisme « perdu » « retrouvé », dans ses racines les plus anciennes. Qu’il y ait là, parfois, une part de fantasme : c’est évident. Mais on ne cherche que ce qu’on ne possède pas. Et la recherche elle-même est le signe d’une soif, laquelle à son tour est le signe d’une eau qui existe. Qui donc, autrement, marcherait, dans le désert, si aucune source n’existait ? Et si le but est inaccessible, cependant : la marche est réelle. Et c’est bien la marche qui seule importe.
Autrement dit : un retour à des traditions apparemment anciennes est, en fait, une avancée actuelle. Car l’homme sans passé n’a pas d’avenir. De même, l’arbre sans racines ne peut grandir. Homme d’occident : quelles sont tes racines ?
(1) Josef Pieper : Le concept de tradition, Genève 2008, p. 67