Tradition et catastrophes

Les visages d’une société face au bouleversement

Penser la tradition c’est saisir, comme pour une permanence, le reflet d’un passé vivant. La tradition est héritage, dit-on souvent, elle inscrit une continuité, un ordre des choses. Elle instaure nos repères identitaires, inspire la stabilité. A l’inverse, les catastrophes sont souvent vécues comme un déracinement. Elles sont des événements perturbateurs, extra-ordinaires, marquant une rupture brutale entre deux temporalités : un « avant » la catastrophe et un « après » irréversible.

Les désastres sont de plus en plus compris comme de grands désordres, un bouleversement de notre organisation sociale (1), et pourtant les catastrophes naturelles ont toujours fait partie intégrante de nos cultures, de même que les risques de séismes, de cyclones, d’éruption volcanique ou de glissements de terrain ont fait et feront toujours partie de l’histoire des hommes.

Depuis les mythes fondateurs de l’antiquité grecque selon lesquels s’abattait la foudre de Zeus, jusqu’aux civilisations précolombiennes dont les Mayas vénéraient la redoutable Ix Chel, déesse des orages et des inondations, ou celle du Japon du VIIIème siècle qui retraçait l’origine des tremblements de terre de l’archipel dans les contes mythologiques du Kôjiki, les civilisations ont successivement domestiqué, et plus souvent encore déifié la nature et ses cataclysmes en les intégrant à leur cosmogonie et leurs modes d’existence. Aujourd’hui, nos sociétés globalisées permettent, à travers le renouveau de la technologie, d’anticiper certains phénomènes météorologiques, générant les noms des ouragans à venir par informatique. Depuis toujours, semble t-il, l’homme cherche à expliquer, contrôler, limiter ou glorifier la nature. Il pressent que comprendre son environnement, c’est se comprendre soi-même.

Ces lignes ne prétendent pas contribuer au débat passionnant amorcé il y a déjà bien longtemps sur les rapports entre nature et culture, mais visent à explorer les interdépendances qui en découlent. Leur point de départ est une simple observation : dans nos sociétés modernes –nos sociétés à risques– nous maîtrisons de mieux en mieux les dangers naturels auxquels nous sommes sujets et développons des systèmes de prévision et de prévention des risques de plus en plus complexes. Pourtant, nous semblons toujours éprouver cette même peur, cette même fascination devant la nature et ses paroxysmes.

Si l’on ne peut vraiment parler de « tradition de la catastrophe », puisque notre rapport à la nature a nécessairement changé avec l’avènement de la Modernité, il semble qu’une certaine culture de la catastrophe, pour ne pas dire un certain catastrophisme, se soit perpétué dans le temps, malgré les avancées scientifiques et les marques du progrès dont nous nous réclamons.

Le thème de la catastrophe, et des crises qui en résultent, est de fait de plus en plus pesant sur nos sociétés actuelles, dont les médias et les États ne cessent de rappeler la vulnérabilité (risques environnementaux, économiques, financiers, alimentaires, sanitaires, politiques…), soulignant durablement la montée de nos incertitudes(2) . Voici venu le temps des catastrophes, l’heure est à l’action d’urgence, à la rupture et au changement, nous dit-on, « parce que le monde change ». Dans ce contexte, il apparaît essentiel de réfléchir sur la place que tient la tradition dans nos sociétés, sur sa capacité de résilience, ses modes d’adaptation, sur notre propre aptitude à rebondir et aller de l’avant. Interrogeons-nous sur les usages de nos coutumes, sur l’avenir de notre passé en somme, sur ce que nous souhaitons préserver et ce qu’il nous faudra réinventer.

 Pouvoir des traditions, enjeux d’une catastrophe

On entend par tradition ce qui établit un ordre, qu’il soit culturel, social, politique, économique ou même géographique. Car la tradition, dans son acception la plus large, regroupe toutes les croyances, mythes et représentations qui définissent nos mœurs, régissent nos pratiques de l’espace et développent nos relations sociales.

Certaines traditions ne sont pas partagées par tous, bien sûr, c’est pourquoi les anthropologues et les spécialistes d’études culturelles (ce mouvement anglo-saxon né dans les années 1970 sous l’appellation cultural studies) parlent de cultures subordonnées (subcultures) à la culture des masses (mainstream ou mass culture), soulignant parfois leur fonction contestataire (counterculture) en résistance au modèle dominant. Ainsi, c’est le rapport de force entre les différentes cultures et traditions d’une ville, ou d’une région entière, qui définit l’ordre public.

Après un désastre, tout l’enjeu du processus de reconstruction réside alors dans l’aménagement des zones d’influence, la reconfiguration des échanges culturels, la répartition du pouvoir politique. Il se fonde sur une question centrale : dans quelle mesure l’ordre établi –fut-il construit initialement sur un déséquilibre social ou nourri d’inégalités économiques– peut-il, doit-il, va t-il se maintenir, envers et contre tout ?

Pour prendre la mesure de ce questionnement, il convient de le mettre en contexte, c’est pourquoi les réflexions qui suivent s’intéresseront aux effets particuliers d’une catastrophe, l’ouragan Katrina, dont le passage dans le Golfe du Mexique à la fin de l’été 2005 a provoqué l’inondation de plus des trois quarts de la Nouvelle-Orléans.

J’étais moi-même venue habiter la ville peu de temps avant les événements, dans le cadre d’un échange inter-universitaire, et cette double expérience du désastre –à la fois comme observatrice venant de l’étranger, et comme rescapée– a nourri un questionnement sur son impact à une échelle locale et plus globale, sur ses implications sociales et sociétales.

Ce texte tentera ainsi de caractériser Katrina comme un événement majeur, sinon symptomatique, de notre époque, mais ne saurait oublier la réalité locale des Néo-Orléanais, directement affectés par la catastrophe, et dont les efforts civiques après la tempête se sont souvent heurtés aux lenteurs de la reconstruction. Ainsi verrons-nous comment la catastrophe a pu affaiblir, renforcer ou réactualiser les traditions préexistantes dans la recherche d’un ordre nouveau, ce que les habitants de la ville ont appelé en anglais le « New Normal ».

 Ordres et désordres à la Nouvelle-Orléans

A la Nouvelle-Orléans, la notion d’ordre est bien difficile à cerner. De fait, la capitale américaine de Mardi-Gras et du Vaudou a toujours revendiqué son caractère hétéroclite. Certains trouvent même un charme particulier aux bâtiments décrépis de la ville, à son côté usé, marqué par l’histoire, et c’est là même toute sa fierté car la ville, construite, il est vrai, par la rencontre des colons français, des esclaves venus d’Afrique, des créoles, des espagnols, des cajuns et des migrants européens, se veut un exemple du vivre-ensemble, célébrant chaque année le mythe de sa diversité.

Car les principaux rendez-vous culturels de la ville, le carnaval de Mardi-Gras et Jazzfest, ne sont que des trompe-l’œil, bien sûr, cachant un malaise social plus profond et bien embarrassant. Mais la ville, et c’est là un point important, parvient bon an, mal an, à vivre de son image mythique. De fait elle en dépend. Le tourisme étant devenu, depuis les années 1970, le premier pilier économique de la région et la première source d’emploi pour ses habitants, ce qui devient authentique à la Nouvelle-Orléans –comme partout ailleurs où le tourisme est dominant– c’est ce qu’elle a d’atypique. Ainsi la ville organise minutieusement son désordre, cultive son exotisme, fait du marketing son seul vecteur de croissance, et développe une culture artificiellement consensuelle pour un tourisme de masse.

Les locaux cherchent à se distinguer de ce modèle –même si beaucoup en dépendent économiquement– sans doute pour marquer leur territoire, c’est pourquoi chacun s’attache à sa propre représentation de la ville : certains rejettent son désordre ambiant qu’ils comprennent comme l’effondrement des valeurs morales, d’autres y adhèrent et l’assimilent à une forme de liberté, d’autres encore préfèrent construire un ordre parallèle en entretenant des traditions légitimées, semble t-il, par leur marginalité même, comme c’est le cas des Indiens de Mardi-Gras (Mardi-Gras Indians) qui par tradition, ne participent pas aux parades officielles.

Cherchant à prévenir la discrimination entre les groupes, la ville de la Nouvelle-Orléans avait tenté, en 1991, de faire adopter une loi obligeant les différentes associations de la ville à se « déségréger »(3), soulevant une vague de protestations dans ces communautés, indépendamment de leur différends sociaux, raciaux ou politiques. Car après tout, s’étaient demandés les opposants à cette loi, quel sens aurait-on à célébrer une tradition qui n’est pas la sienne ? Jusqu’où la tradition peut-elle être ainsi transplantée d’un milieu à un autre ?

L’ordre social de la Nouvelle-Orléans avant Katrina est somme toute assez similaire à celui de tant d’autres villes sur terre, et soulève une question à laquelle personne n’a vraiment trouvé de réponse : faut-il se démarquer pour préserver sa tradition, doit-on vraiment rester chez soi pour vivre librement sa culture ? Jusqu’où la tradition a-t-elle sa place dans l’idéal démocratique ?

 Du fantasme de la table-rase

Face aux défis de société et aux échecs des hommes, qui s’apparentent parfois à un gouffre sans fin, il semblerait plus simple de repartir de zéro. La tentation utopique de faire table rase du passé pour reconstruire en mieux une société nouvelle n’est pas dépourvue de catastrophisme. Ainsi, lorsque nous personnifions les désastres comme ces monstres sans nom balayant tout sur leur passage, ne voyons-nous pas là aussi l’occasion d’un nouveau départ, voire d’une résurrection ? Des décombres du tremblement de terre de San Francisco en 1906 est née une ville plus puissante, plus moderne et plus riche, nous rappelle l’historien Kevin Rozario(4). Cet optimisme de la catastrophe est souvent renforcé par la solidarité déployée au lendemain des désastres, dès lors perçus comme de vraies opportunités. Mais les catastrophes attisent aussi nos peurs les plus profondes et réactivent des discours imprégnés de doute et de suspicion : nos élans fraternels se rétractent, le rêve de cohésion sociale s’estompe.

Lorsque l’ouragan Katrina frappe les États-Unis, une multitude d’interprétations surviennent sur son impact. Deux en particulier retiennent l’attention tant elles divergent d’opinion et trahissent deux courants de pensée, deux traditions bien distinctes qui ont toujours divisé et divisent aujourd’hui encore le pays entier :

– La crise liée à Katrina, marquée par les troubles sociaux et les pillages (un phénomène récurrent après une catastrophe) fut souvent perçue comme un événement exceptionnel qu’on n’aurait jamais cru possible : il paraissait déjà surréaliste qu’un désordre pareil puisse se produire au sein même de la plus grande puissance mondiale, mais le même scénario à New York par exemple, qui avait héroïquement survécu aux attentats du 11 septembre 2001, semblait inconcevable. Aux yeux des plus conservateurs –et au risque de paraître caricatural– le chaos suscité par Katrina devenait alors typique d’une ville fondamentalement excentrique, où la fête est plus valorisée que le travail, où l’alcool se boit dans la rue, où les homosexuels ont un festival, une ville différente, catholique, sinon païenne, vaudou, dangereuse, noire, et pauvre. De ce point de vue, il ne fut pas étonnant d’entendre que Katrina était une punition divine, et que les victimes de l’ouragan étaient les seuls coupables du cataclysme qui divisa la ville entre ceux qui purent trouver refuge et ceux qui avaient tout perdu (5).

Cette interprétation de la catastrophe essentiellement puritaine se fonde également sur une perception traditionnelle de la ville comme le lieu de tous les vices, et témoigne d’une peur diffuse que ceux-ci ne se déversent sur tout le territoire, menaçant d’atteindre toutes les strates de la société confondues. La Nouvelle-Orléans, réputée pour ses records de délinquance, son système éducatif désastreux, son trafic de drogue et son taux d’homicides dix fois plus élevé que la moyenne nationale, est souvent perçue comme le pire de ce que la ville américaine peut produire, c’est pourquoi elle fut vite accusée des désordres survenus au sein de ses frontières. Ainsi la catastrophe fut comprise à travers le prisme de la tradition, et dans la continuité d’un certain ordre des choses, comme la conséquence logique d’une situation insoutenable, ou comme le résultat même d’un mode de vie différent qu’il fallait purifier.

– A l’autre bout du spectre d’interprétation, l’impact de l’ouragan Katrina, qui affecta massivement les plus pauvres, fut distingué par les libéraux et la majorité des minorités affectées comme le produit du désinvestissement social de l’État fédéral américain, une tradition gouvernementale amorcée sous l’administration républicaine du Président Reagan mais entérinée, rappelons-le, sous la présidence démocrate de Bill Clinton dans les années 1990(6). Pour les plus radicaux, l’État ne s’est même jamais vraiment soucié du sort des pauvres, considérés comme des parias à renvoyer au purgatoire. Dans ce sens, la compréhension libérale de l’ouragan Katrina s’inscrit aussi dans un certain ordre des choses, dans la continuité d’une politique nationale amorcée depuis plus de vingt ans, cumulée à une histoire locale déterminante. De fait, les effets de l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans découlent inévitablement de son histoire douloureuse, marquée par la tradition esclavagiste des États du Sud, puis par l’institution de la ségrégation qui détermina la géographie sociale dont la ville a hérité aujourd’hui, distinguant qui allait vivre où et comment, qui habiterait en zone submersible et qui vivrait en terrain protégé.

Les conséquences de ce que certains ont appelé le « péché originel » des États-unis génèrent aujourd’hui des problèmes structurels, que nombre de sociologues ont déjà dénoncés : les noirs-américains sont la minorité la moins intégrée de la société américaine, leur taux de chômage est plus élevé que celui des minorités hispaniques ou asiatiques, leur taux d’incarcération est plus élevé que leur taux de scolarisation universitaire, ils sont les premières victimes des homicides et représentent la majorité des habitants des ghettos urbains, autant de facteurs qui ont contribué à la formation de ce qu’on a appelé dès les années 1980 l’underclass américaine (7). A la Nouvelle-Orléans, les Projects (l’équivalent –en bien différent– de nos cités-HLM françaises) dans lesquels vivaient les communautés noires les plus défavorisées avant le passage de l’ouragan Katrina, devinrent l’objet de débats passionnés : fallait-il permettre leur reconstruction ? Ne fallait-il pas tenter de dissiper la pauvreté qu’ils concentraient ? Où allaient vivre ceux qui y habitaient, alors ? Nombreux furent les leaders des communautés noires qui s’insurgèrent contre ce qui fut vite perçu comme un projet, voire une conspiration de l’élite blanche de la ville, de se servir de la catastrophe pour réduire l’empreinte urbaine des quartiers noirs, ou de les faire complètement disparaître.

De manière révélatrice, cette controverse avait déjà été formulée dans ces termes quarante ans auparavant, au lendemain de l’ouragan Betsy dont le souvenir inspira l’imaginaire collectif : en 1965 comme en 2005 on soupçonna la classe dirigeante d’avoir fait sauter les digues le long des canaux de la ville afin de diriger les inondations vers les quartiers pauvres plutôt que vers les quartiers touristiques bordant le Mississippi.

Les rumeurs et les légendes urbaines nées de catastrophes sont aussi explosives que fréquentes. A la Nouvelle-Orléans, l’imagerie du désastre n’a pas changé, et cette continuité historique de la catastrophe, avérée ou fantasmée, en dit long sur le paysage social de la ville avant et après le désastre. Du reste, la médiatisation du débat sur Katrina et ses désordres n’est pas parvenue à réconcilier les modes de pensée divergents, ni même à les remettre en cause, au contraire, le tapage médiatique semble avoir poussé chacune des parties à se crisper sur ses convictions, soutenant chacune à leur manière un fantasme de la table-rase toujours d’actualité.

 La tradition à l’épreuve du désastre
le parcours contrarié des Mardi-Gras Indians du quartier d’Algiers

« Tant que les murs tiennent », avait écrit l’anthropologue Lowell Carr, « il n’y a pas de désastre. C’est l’effondrement de nos protections culturelles qui constitue la vraie catastrophe » (8). Réciproquement, on comprend bien que les catastrophes soient souvent investies d’une charge symbolique forte, et que l’ampleur de leurs décombres ne puisse qu’inspirer un besoin de reconstruction identitaire, soit de sa culture et de ses droits. Avant toute chose, les habitants de la Nouvelle-Orléans revendiquèrent leur « droit au retour », que la lenteur du rétablissement des services publics (écoles, transports, poste) semblait déjà compromettre.

Six mois après la catastrophe, Mardi-Gras s’annonçait et la ville était à moitié vide. Les quartiers où beaucoup étaient nés et avaient pris racine semblaient des villes fantômes. Était-ce donc bien le moment de faire la fête ? La tradition devait-elle être honorée dans les quartiers dévastés, ou n’était-ce pas plutôt une marque d’irrespect envers ceux qui n’avaient pu y retourner ? Fallait-il conserver l’itinéraire habituel des parades culturelles du carnaval, modifier leur trajectoire ou supprimer leurs parcours?

Le quartier d’Algiers au sud de la ville, l’un des plus pauvres, a été relativement peu touché par les vents violents du cyclone et les inondations. En revanche, la majorité de ses habitants perdit son travail et ses économies dans la catastrophe, en conséquence de quoi moins de la moitié de la population d’Algiers était rentrée à la saison de Mardi-Gras 2006 (9). Le quartier d’Algiers est pourtant le repère culturel de plusieurs tribus (c’est comme ça qu’ils se nomment eux-mêmes) d’Indiens de Mardi-Gras, ces descendants d’esclaves noirs originaires de la Nouvelle-Orléans et qui célèbrent chaque année le lien spirituel et social les rapprochant au plus près de leurs ancêtres, d’une part, et de la minorité amérindienne, d’autre part. L’identité des Indians se fonde sur une histoire dont il est difficile de savoir aujourd’hui si elle est historique ou fictive, et qui aurait permis la rencontre, à la lisière de la ville au XVIIIème siècle, d’un groupe d’esclaves évadés des grandes plantations de la Nouvelle-Orléans et d’une tribu indienne qui leur aurait prêté refuge.

Le thème central du folklore Indian est celui de guerriers résistant à la domination, et de fait, les tribus formées par les Indians furent en leur temps la première forme d’organisation d’esclaves pendant les fêtes de Mardi-Gras, dont les noirs étaient exclus par la loi. Dès leur origine, les associations d’Indians semblent une remise en cause de l’hégémonie néo-orléanaise, dont l’élite contrôle encore aujourd’hui les festivités locales, y célèbre sa lignée, cherchant à asseoir son influence plus qu’à participer au renversement des rôles carnavalesque. Contrairement aux flottes officielles (Krewes) qui défilent, les Indians « marchent »(10) , impliquant le public sur leur passage comme des participants plus que comme de simples spectateurs. Ainsi la tradition des Indians est souvent assimilée à un mouvement de masse, un mouvement civique ouvrant la voie du changement et nourrissant l’espoir de mobilité sociale.

La tradition des Mardi-Gras Indians a ceci de particulier, qu’en pleine Modernité, elle semble encore attirer les générations les plus jeunes, dont on aurait pu croire qu’elles ne trouveraient plus d’intérêt aux fables de leurs parents, ni au minutieux travail de couture que nécessite la confection artisanale des masques et des costumes, traditionnellement réalisés, d’ailleurs, par les hommes, et souvent les plus virils d’entre eux. A vrai dire, les membres des différentes tribus Indians sont organisés, hiérarchisés à la manière d’un corps militaire, et leur réunion le jour de Mardi-Gras s’apparente d’avantage à un duel dont le plus beau costume déterminera le vainqueur. Être membre d’un gang (la première source de revenus dans les quartiers pauvres et les Projects) et être membre d’une tribu Indian n’est pas non plus contradictoire, les rituels Indians pouvant aussi devenir relativement violents, puisque la tradition Indian est avant tout une culture de la rue, une culture urbaine, clanique, du territoire.

Ainsi on s’attendrait à ce que la culture des Indians soit déterminante dans la réappropriation de l’espace public après Katrina. D’un point de vue strictement identitaire, c’est assurément le cas, mais peut-être avons-nous toutefois tendance à surinterprêter le message politique de ces traditions. Aujourd’hui, la première fonction des coutumes Indians ne semble pas contestataire. Même au cœur des dévastations causées par l’ouragan Katrina, qui suscita de nombreuses querelles politiques, les Indians du quartier l’Algiers ont d’abord semblé faire appel à leurs traditions ancestrales pour ressouder les liens intracommunautaires avant de chercher à négocier leur place dans la société. Il s’agissait de réanimer la tradition en y intégrant l’expérience commune de l’ouragan Katrina, c’est-à-dire en se réappropriant une culture de la catastrophe relativement courante au lendemain des désastres, qui fédère les énergies et développe la figure emblématique du survivant. En d’autres termes, la revitalisation de la tradition dans le quartier d’Algiers n’a pas semblé servir une lutte de résistance, mais a, avant tout, permis à ses communautés d’entrer « en résilience ».

Tout en pouvant par ailleurs entretenir une conscience politique, ou même encourager une mobilisation citoyenne audacieuse, on cultive la tradition pour la tradition elle-même, on l’anime pour son spectacle, on s’y attache pour la fierté qu’elle procure. En décrivant les danses des Mardi-Gras Indians, un ancien membre des Wild Magnolias avait confié à l’anthropologue George Lipsitz : « C’était le genre de tempo auquel vous ne pouviez résister. Le rythme vous affectait, vous vous trouviez à taper instinctivement du pied, et si vous étiez timides, vous le sentiez juste là, à l’intérieur » (11).

Au final, le pouvoir de la tradition Indian semble résider dans sa nature même : le langage, les chants, les danses inspirées de rythmes traditionnels africains, les costumes réinventant à l’excès les habits cérémoniels amerindiens, sont un bouleversement intérieur, pour ceux qui découvrent cette culture elle semble renverser les codes habituels, pour ceux qui la vivent du dedans elle est une source d’énergie infatigable. Irrésistiblement, la tradition et la catastrophe fusionnent pour surmonter l’adversité, réactualiser l’identité et mûrir la mémoire collective.

 La mémoire des catastrophes au service de la prévention des risques
une tradition en construction

En réponse aux catastrophes, nous l’avons vu, les populations affectées choisissent souvent d’intégrer à leur propre expérience le désastre qui les a bouleversés, d’en faire, en somme, un élément de leur culture. Ainsi on pourrait se demander si l’expérience de la catastrophe, qui accepte le désastre pour mieux le dépasser, ne pourrait pas aussi permettre, d’une manière ou d’une autre, d’en repousser le risque. Dans quelle mesure la mémoire des catastrophes peut-elle diminuer la vulnérabilité des groupes sociaux exposés aux aléas de la nature ? En quoi l’expérience d’une catastrophe est-elle déterminante d’un nouveau mode de vie prévoyant des dangers à venir ?

A l’heure du développement durable et des crises climatiques qui menacent sur le long terme les régions côtières comme celles situées à proximité des Deltas –c’est le cas de la Nouvelle-Orléans– l’enjeu des reconstructions post-catastrophe n’est-il pas, effectivement, d’aménager aussi nos propres conditions d’existence, de développer des réflexes qui nous permettront d’appréhender au mieux les risques auxquels nous sommes sujets ? Une saine conscience des risques ne peut être fondée que sur une connaissance raisonnée des catastrophes, c’est pourquoi ces dernières lignes se concentreront sur ce que nous apprennent les désastres du passé dans l’établissement d’une tradition préventive, une tradition clairvoyante, avisée, axée sur l’avenir. Ce sont les usages de la catastrophe, en quelques sortes, qu’il s’agit de déployer.

La connaissance de l’histoire des catastrophes a toujours été un instrument majeur de leur prévention. C’est grâce à la mémoire des catastrophes, aux traces qu’elles ont laissées, que les scientifiques ont pu élaborer des systèmes prévisionnels toujours plus complexes, identifiant avec de plus en plus de précision les « zones à risques » de nos sociétés. Cette science du risque permet de modéliser les impacts des désastres, d’en prévoir les différents scénarios, de concevoir des plans d’évacuation appropriés, des systèmes de sauvetage opérationnels, ou encore de développer une technologie permettant de contenir différents types de risques selon une pluralité de situations.

C’est aussi cette science, nécessairement inexacte puisque fondée sur le principe de probabilité, qui, nourrissant un marché d’assurances lucratif –quoique aujourd’hui décadent–, permet aux habitants, visiteurs et investisseurs potentiels d’une région dite à risques, de calculer le coût et les bénéfices de leur établissement. Or, la protection contre les risques (l’achat d’équipements adaptés, la souscription à une assurance) demande un surcoût que tout le monde ne peut assumer. Ainsi, l’expérience concrète des désastres demeure souvent le seul rempart contre le risque pour les populations les plus pauvres. C’est cette expérience des désastres, ou de leurs alertes, qui a, par exemple, rappelé aux habitants de la Nouvelle-Orléans se préparant pour Katrina de placarder leurs fenêtres pour éviter qu’elles ne volent en éclats, de couper l’électricité, ou de placer leurs objets de valeur en hauteur dans le cas où les digues de la ville finiraient par céder sous la pression des éléments, provoquant des inondations redoutées. De cette manière l’expérience et la culture des désastres doit fonder une tradition préventive perpétuée par la communication intergénérationnelle, soit une tradition au sens premier du terme, une tradition comme transmission, ou plus exactement comme art de transmettre : la tradition, pour qu’elle soit effective, devient éducation.

Cela étant, nos sociétés modernes urbanisées sont, faut-il le rappeler, de moins en moins en prise avec la nature qui les environne, et force est de constater qu’il devient plus difficile pour tout un chacun d’en comprendre, ou d’en pressentir, les différents phénomènes. De plus, les progrès technologiques de ces dernières décennies nous ont habitués à un certain confort de vie –tout relatif qu’il soit– qui biaise aujourd’hui notre rapport aux catastrophes, perçues comme des événements exceptionnels plus que le signe d’un cycle naturel. Le vrai risque est alors de comprendre les catastrophes selon des facteurs émotionnels susceptibles de flouer notre capacité d’observation, de compréhension et de discernement des risques, or, chaque désastre est unique et différent. Alors que l’ouragan Katrina s’annonçait à la télévision locale de la Nouvelle-Orléans, beaucoup ont choisi de ne pas évacuer, se souvenant de l’ouragan Betsy qu’ils avaient surmonté. On connaît aujourd’hui les conséquences d’un tel amalgame. De la même façon, l’expérience avortée de l’ouragan Ivan, qui avait menacé la ville l’été précédant l’ouragan Katrina, entraînant l’évacuation de plusieurs milliers de personnes « pour rien » (puisque l’ouragan avait dévié sa trajectoire et épargné la Nouvelle-Orléans), incita beaucoup de ses habitants à ne pas respecter le mandat d’évacuation ordonné par le maire de la ville lors de l’été 2005, considérant le coût non négligeable qu’engage une évacuation.

Les géographes l’ont souvent répété,(12) il est nécessaire de conjuguer le savoir scientifique aux connaissances locales, d’allier efficacement la science et l’expérience. Pour que la mesure du risque soit la plus juste possible, il est indispensable de prendre en compte les représentations culturelles des catastrophes dans leurs variantes locales, afin d’anticiper les comportements de chacun, les degrés différents de préparation aux menaces environnementales, et de forger enfin une gestion des risques viable, permettant de pallier la fracture sociale grandissante entre les populations les plus riches qui bénéficient de réseaux d’entre-aide efficaces, et les populations les plus pauvres qui ont peine à trouver des alternatives possibles à leur précarité.

La transition d’une culture du choc, une culture du bouleversement fondée sur l’illusion du risque zéro, à une tradition plus sereine d’acceptation des risques, et de leur prise en compte dans les mesures de protection sociale des populations qui les subissent, ne peut s’opérer sans une politique volontariste des États.

Aujourd’hui, les gouvernements promeuvent un discours pour le moins ambigu sur les risques environnementaux auxquels nous ne pouvons échapper : on reconnaît que ce que l’on appelle « risques naturels » comprend aussi ce qui représente un risque pour la nature elle-même, c’est pourquoi l’on s’engage à réduire l’empreinte écologique de nos sociétés modernes, mais la croissance économique est toujours perçue comme notre seule ligne d’horizon. La pérennisation d’un système économique libéral, l’aide aux plus vulnérables et la protection de la nature ne sont pas contradictoires, assurent les États, c’est un défi de l’ère globale qu’il nous faut relever.

Peut être un certain scepticisme demeure-t-il de mise. Réinventer des modes de production et de coopération qui échappent aux évidences de la croissance ou de la compétition, c’est ce à quoi nous engagent de nombreux acteurs et penseurs de la société civile. La philosophe Isabelle Stengers, par exemple, nous invite dans son récent ouvrage, à « réapprendre l’art de faire attention » (13, c’est-à-dire à participer activement à la définition d’un nouvel équilibre, se ressaisir des questions environnementales pour fonder de nouvelles traditions, donner un nouveau visage au principe de précaution, et conjuguer sans confusion lutte et création pour une nouvelle culture du risque.
                                   

1 Pour une analyse des bouleversements suscités par les désastres, voir par exemple les travaux de Patrick Lagadec (http://www.patricklagadec.net/fr/), ou encore l’excellent ouvrage collectif édité par Lawrence Vale et Thomas Campanella, 2005. The Resilient City : How Modern Cities Recover From Disaster, Oxford: Oxford University Press.
2 Je dois cette belle expression au sociologue Roger CASTEL, dont le dernier livre, La montée des incertitudes : travail, protections, statut des individus, vient de paraître aux éditions du Seuil.

3 Sortir de la ségrégation.
4 ROZARIO, Kevin, 2007. The Culture of Calamity: Disaster and the Making of Modern America, Chicago: University of Chicago Press.
5 L’interprétation providentielle de la catastrophe est plus répandue aux États-unis qu’on aurait tendance à ne le penser, elle n’est pas incompatible avec d’autres explications de la crise et s’infiltre à des degrés différents dans les modes de pensée, la religion ayant toujours occupé une place centrale dans la culture et la politique américaine. Le maire de la Nouvelle-Orléans Ray Nagin, un noir démocrate, s’était lui-même exclamé lors d’un discours prononcé le 16 janvier 2006 sur l’impact de l’ouragan Katrina : « Dieu en veut à l’Amérique ! Et aux communautés noires aussi [les plus touchées par la catastrophe], qui se déchirent entre elles à force de violences et de calculs politiques. », The Washington Post, 17 janvier 2006, page A04.
6 Sur le rôle de l’État face à l’ouragan Katrina, voir l’article novateur de Romain HURET, « L’ouragan Katrina et l’État fédéral américain : hypothèses de recherche », publié en 2007 dans la revue électronique Nouveaux Mondes, Mondes Nouveaux,
 http://nuevomundo.revues.org/index3928.html.
7 A ce sujet, voir par exemple l’ouvrage remarqué de DENTON, Nancy et Douglas MASSEY, 1993. American Apartheid: Segregation and the Making of the Underclass, Cambridge: Harvard University Press.
8 Cité dans QUARANTELLI, Enrico Louis (éd.), 1998. What Is a Disaster? Perspectives on the Question, New York: Routledge.
9 A la Nouvelle-Orléans, Mardi-Gras n’est pas considérée comme un jour marquant de l’année mais comme une saison en soi, les festivités s’étalant du 6 janvier à la veille du mercredi des Cendres.
10Le terme officiel pour définir le défilé des principales flottes est en anglais « Parade » alors que le terme employé par les Indians est « March ». Toutefois, les Indians paradent incontestablement au sens français du terme.
11 Cité dans LIPSITZ, George, « Mardi Gras Indians: Carnival and Counter-Narrative in Black New Orleans », Cultural Critique, No.10, Popular Narratives, Popular Images (Automne 1988), pp. 99-121.
12 Voir par exemple l’ouvrage collectif dirigé par BAILLY, Antoine (dir.), 1996. Risques naturels, risques de société, Paris : Economica.
13 STENGERS, Isabelle, 2008. Au temps des catastrophes : résister à la barbarie qui vient, Paris : La Découverte.