Tradition et paysage

Les trognes

Dominique Mansion

Bulletin n°5 – Tradition

  • De moins en moins nombreuses, souvent délaissées, elles sont pourtant encore là sous nos yeux par centaines de milliers, bien vivantes, mortes ou dépérissantes, sentinelles d’un bocage malmené, vigies au bord des eaux dormantes et courantes, bornes oubliées dans l’espace boisé ou cultivé… Depuis des siècles, elles marquent les paysages. Ignorées de nos contemporains, invisibles parce que trop ordinaires, trop paysannes, trop ressemblantes à ceux qui les taillent ! Même les plus savants des historiens ont oublié de parler de leur présence dans les œuvres d’art tout au long des siècles, sans doute parce qu’eux-mêmes, éloignés de leurs racines paysannes, ne les ont pas vues. Pour voir les trognes, peut-être faut-il avoir joué dedans, les avoir caressées du regard et des mains, en avoir rêvé, aimer la sculpture, avoir vu son père et les paysans les émonder, non sans risques, en leur redonnant une nudité promesse de renouveau et enfin avoir vécu leur disparition progressive ou brutale dans des paysages livrés au mirage des énergies fossiles bon marché.

    Mais qu’est-ce qu’une trogne ?
    C’est un arbre ou un arbuste feuillus, parfois un conifère, sur lequel on prélève des rameaux en hauteur, à intervalles réguliers, en reprenant à chaque fois le ou les mêmes niveaux de coupe. Les repousses de l’arbre taillé à hauteur sont ainsi mises hors d’atteinte de l’avidité des herbivores domestiques et sauvages et, dans les zones inondables, sont indemnes des crues ou des glaces tardives qui pourraient les briser. De plus cette pratique dégage de l’espace au sol pour la culture ou l’élevage tout en profitant de la présence et de la production permanente d’un arbre. Elle servait aussi à borner le parcellaire. Pour qu’il ait trogne, il faut un tronc, même court. Une cépée au niveau du sol n’est pas une trogne. Par contre, on peut en partie définir la trogne comme une cépée (taillis aérien porté) par un ou plusieurs troncs ou grosses branches. Les émondes, arbres sur lesquels on pratique un élagage latéral, rentrent également dans la catégorie des trognes, d’autant que ces émondes sont aussi très souvent étêtées. Visuellement la trogne se caractérise par ses renflements dus à formation de bourrelets de recouvrement encore appelés bourrelets ou cals cicatriciels qui se produisent après chaque émondage. À force d’être taillée la trogne grossit « de la tête » ou des « têtes », ou se boursoufle du tronc si les tailles sont latérales. Cette allure si particulière explique qu’on ait donné à ces arbres des noms évoquant leur ressemblance humaine ou animale : trogne, têteau, tronche, aleo ou alo (chauve), struwelpeter (ébouriffé), tête, têtard… Les trognes sont le produit d’une relation suivie (qui peut durer des siècles) entre les hommes et des arbres objets d’une cueillette régulière destinée à offrir du bois énergie, du bois d’œuvre, du fourrage… De cette fidélité résulte un marquage des paysages différent selon les régions, les usages et les essences concernées. Mais le plus étonnant dans cette pratique rurale c’est peut-être d’avoir généré un écosystème dont on n’a pas encore mesuré ni étudié tous les aspects. Chênes, saules, frênes, charmes, hêtres, érables, ormes, platanes, tilleuls… taillés et retaillés, parfois sur des siècles, forment des cavités beaucoup plus rapidement qu’en situation ordinaire. Favorisées par les coupes, et créées par les pics, les champignons, les bactéries… ces cavités, évolutives avec le temps, hébergent une diversité considérable d’animaux et de plantes. Certaines espèces comme le pique-prune (coléoptère protégé par la convention de Berne) ont trouvé là les principaux biotopes de substitution à leur milieu d’origine, aujourd’hui disparu. En Scarpe Escaut se trouve en contexte d’élevage la population la plus importante de chouette chevêche de France. Dans plus de 80% des cas, la petite chouette d’Athéna niche dans les cavités des saules têtards. Une série de « locataires » peut successivement occuper les lieux : du pic à la chouette, en passant par les mésanges, le rouge-queue à front blanc, les chauves-souris, le lérot, la salamandre… la nature de la cavité, avec ou sans terreau, en contact ou pas avec le sol, favorisant telle ou telle espèce. Lors des crues, la trogne devient une véritable arche de Noé où montent par le terreau intérieur insectes et autres invertébrés, petits mammifères… pour échapper à une noyade certaine. La forme boursouflée et les rebords débordants de sa tête sont autant de caches où se dissimulent les araignées et niche le troglodyte ou le merle. Et cerise sur le gâteau, les trognes étaient l’espace de jeu préféré de tous les gamins des campagnes qui en faisaient leurs cabanes aériennes.


    L’évolution sans précédant des pratiques agricoles, surtout après la seconde guerre mondiale, a, en quelques décennies, bouleversé des paysages façonnés par des siècles de labeur et de savoirs et de savoir faire humains. L’exode rural, la mécanisation agricole associée aux remembrements, le drainage des parcelles, l’emploi massif des pesticides et des engrais chimiques, l’encouragement à produire toujours plus sans se soucier de l’environnement, l’abandon du chauffage au bois pour des énergies fossiles pratiques et bon marché … ont eu pour effet de rayer de la carte des centaines de milliers de kilomètres de haies et des millions de trognes. En plus des effets positifs pour protection des sols, l’alimentation des nappes souterraines, la réduction de l’ampleur des crues, la protection du bétail, des cultures et des bâtiments, la biodiversité, le cadre de vie… C’est une production de proximité considérable et renouvelable qui a disparu avec ce patrimoine végétal et humain.

    Oubliées, massacrées, rangées au placard des vieilleries paysannes, les trognes retrouvent aujourd’hui un intérêt et une valeur qui n’est d’ailleurs pas sans risques pour le maintien de celles qui subsistent. Leur tête et leur tronc noueux attisent la convoitise d’entreprises de France, d’Allemagne ou d’Italie qui viennent les couper pour l’ébénisterie de luxe (automobile, marqueterie, tournage… ). Ce marché anéantit chaque années des milliers de sujets à travers la France sans que l’on se soucie de leur renouvellement ni de la banalisation de l’écosystème et du paysage. Des articles de presse et un appel national ont été réalisés pour tenter d’enrayer ces opérations. Ces entreprises prospectent à la recherche de trognes de chêne, de frêne, de peuplier noir… dans de nombreuses régions de France elles subsistent encore (Anjou, Perche, vallée du Cher, Gers, Vendée…). Les opérations sont conduites discrètement et promptement. Après repérages des trognes, le propriétaire se voit proposé un montant pour ses vieux arbres. L’accord conclu, tout va très vite : une équipe vient abattre les trognes et couper les branches du houppier, puis les grumes sont stockées le long d’une voie d’accès pour être chargées sur un camion équipé d’une grue. Il semble que ces pratiques se multiplient anéantissant des pans entiers de paysages patiemment construits par des générations de paysans avec tout l’écosystème qui leur est lié. Ainsi s’efface dans l’indifférence un des marqueurs le plus remarquable de notre territoire. Ces prélèvements qui font penser à ceux opérés sur les essences nobles des forêts tropicales, ne seraient pas aussi dramatiques si ces monuments végétaux étaient renouvelés et leur descendance assurée, si ce pillage ne concernait pas un patrimoine ayant jusqu’alors échappé aux dégâts des remembrements et autres arasements intempestifs qui banalisent toujours plus nos campagnes, si les trognes abritant des espèces rares ou protégées étaient identifiées et épargnées conformément à la loi.

    Le développement récent de la filière bois énergie sous la forme de bois déchiqueté peut permettre de valoriser le bois des trognes à la place du bois bûche qui demande beaucoup de temps et de manipulations. Mais c’est sans doute avec le bois raméal fragmenté (BRF) et l’agroforesterie que les trognes retrouveront toute leur raison d’être. Le BRF, encore appelé bois fertile, est réalisé à partir de rameaux vivants ne dépassant pas 7/10 cm de diamètre (le petit bois autrefois valorisé en fagots et aujourd’hui brûlé dans les champs convient parfaitement à cet emploi). Ces dimensions correspondent, selon les essences, à des cycles de taille d’environ 4 à 9 ans rappelant ceux autrefois pratiqués. Réparties dans et autour des parcelles cultivées ces trognes pourront jouer les rôles qu’on leur connaît tout en apportant régulièrement leur production de BRF directement réinsérée dans les champs. On revient ainsi à une relation suivie entre l’homme et l’arbre qui limite les intrants artificiels et coûteux à base d’énergies fossiles tout en favorisant la biodiversité et la qualité des paysages.

    La « modernité » des trognes réside à la fois dans la production précieuse de bois (qu’il est aujourd’hui possible de valoriser par le broyage) et par le développement d’un écosystème, (notamment lié aux cavités) si essentiel dans les espaces banalisés de nos campagnes et de nos villes. Les trognes faisaient déjà partie de nos paysages il y a 3000 ans. La complicité humaine qu’elles impliquent peut permettre de retisser des liens entre les citoyens, les arbres et leur paysage. Des plantations de mini trognes sont déjà réalisées dans des écoles où les enfants pourront suivre leur évolution et participer à leur taille avec utilisation des rameaux coupés. Des communes, même urbaines, refont des trognes avec la possibilité que ce soient non plus les employés communaux mais les habitants qui prennent en main leur recépage s’assurant le produit des tailles pour leurs besoins mutuels. Des élèves de l’école nationale du paysage de Versailles sont demandeurs d’informations pour créer des trognes et des paysagistes commencent à les envisager dans leurs projets.


    Les trognes n’ont pas encore dévoilé tous leurs atouts et toutes leurs possibilités. Il est urgent d’en recréer partout où cela est possible et se justifie, et il faut réhabiliter les vieilles trognes fragiles ; c’est ce à quoi s’emploie la Maison Botanique de BOURSAY / Centre européen des trognes. L’association recense également toutes les informations et l’iconographie touchant aux trognes et à leurs usages. 

     

     
    le 3 mars 2008 

                                                                                               

    Bibliographie (quelques éléments):
    « Les trognes en Europe » actes du 1er colloque européen sur les trognes, édité par la Maison Botanique de BOURSAY.
    Exposition : « Les trognes » de D. Mansion, visible toute l’année à la Maison Botanique à BOURSAY, qui sera présentée, enrichie et accompagnée d’animations à la Maison du Parc Naturel Régional du Perche d’avril à novembre 2009, manoir de Courboyer, Nocé (61).
    Articles de D. Mansion dans la « Garance voyageuse » n° 57 et 58 (2002) et dans la lettre de l’arboriculture (hiver 2009).
    Dossier : « Saule têtard » (2008) de Pro Natura (association suisse)