La valeur temps

Dominique Feniès

Bulletin n°2 – Le temps

Les hommes, dans leur insatiable arpentage du monde, se sont penchés sur le temps, inventant d’un même élan l’année lumière et le millionième de seconde. Plus que jamais, notre vie est compartimentée en heures, séquencée en minutes. Les faits et les actions se succèdent sans cesse, aux dépens du sentiment de la durée. Chaque instant n’existe plus que pour justifier l’existence des suivants. Une volonté panique de circonscrire les causes nous fait entrer dans une logique de «choses à faire» pour réaliser des objectifs construits, accéder à la maîtrise de notre vie, et nous en venons même à planifier nos plages de temps libre, essentielles à notre future rentabilité d’êtres productifs… Dans le domaine de l’agriculture, par exemple, on assiste à l’épuisement des sols pour avoir voulu raccourcir le temps de repos de la terre – la jachère -, et on prétend à une meilleure rentabilité en ayant recours à l’engrais. Mais jusqu’où pouvons-nous sacrifier notre temps intérieur ?

Le temps est mis au centre de l’économie, et son prix se monnaye jusqu’à devoir rendre productive chaque seconde de travail, de sorte que la «valeur temps» est toujours plus présente dans notre monde intérieur. En permanence, notre subjectivité, quant à la qualité ou la durée du temps, qui passe ou ne passe pas, est confrontée à l’objectivité rassurante et stressante à la fois de la montre, tout comme la performance du sportif l’est au «bip» du chronomètre. Ce sont en fait des outils (mécaniques, électroniques : montres, réveils, horloges, téléphones portables, ordinateurs) qui mesurent pour nous le temps, et nous nous en remettons entièrement à eux.

En arrière-plan pourtant, comme bercé par l’alternance des jours et des nuits, existe un autre temps, celui des origines et celui de l’image de notre éternité… Un temps de ressentis, d’impressions, de sentiments, un temps cosmique, galactique, un temps poétique… Un temps et où se succèdent, en toute rigueur et poésie, les rondes de la lune autour de la terre… Un temps de rythmes et de musiques, de corps et d’âmes, d’inspirs et d’expirs, de battements de cœurs et de pouls…

Regarder le ciel, observer l’organisation en jeu dans la nature, et surtout écouter notre être profond fait naître en nous une autre perception de la durée, dans laquelle est impliquée l’entièreté de notre être, et non plus seulement nos processus d’analyse. Mais savons-nous encore reconnaître ces rythmes qui font notre identité ? Nous vivons plusieurs vies en une seule, mais nous déplaçons-nous encore pour voir le soleil se lever ?

 

 1  L’économie et le temps
 Du sablier à la cocotte-minute


En économie, le temps est en général un ennemi persévérant. Sous la pression de son inertie, les ressources s’épuisent, les objets s’usent, les biens se dégradent, les fruits et légumes pourrissent, les forêts disparaissent, les personnes deviennent inaptes au travail et finissent par s’éteindre, tout comme les machines… Les valeurs qui lui sont confiées pour épargne, que ce soit dans les coffres-forts ou dans les bas de laine, perdent irrémédiablement de leur pouvoir. Chaque jour qui se lève, chaque printemps nouveau, peut être vu comme un répit, un miracle.

D’un autre point de vue par contre, celui de l’économie désormais mondialisée, le temps, oublieux de sa fonction entropique, devient le plus grand argentier qui soit. Les biens prennent de la valeur en fonction de leur rareté, tout comme l’argent représentant ces biens, ce sur quoi reposent les systèmes monétaires, bancaires, boursiers, qui en font leurs festins de chaque jour. En échangeant perpétuellement des valeurs (des abstractions auxquelles ont été conférées un pouvoir), en monnayant des échanges, en spéculant sur un avenir de croissance, les conséquences de l’entropie économique sont sans cesse camouflées, reportées, laissées en cadeau de schtroumpf farceur aux futures générations, refoulées en bordure de la mondialisation, là où une autre économie se manifeste à partir de presque rien, celle du troc et de la solidarité, où se réinvente la valeur première de l’échange qui enrichit chacun.

Si le temps apportait la sagesse à ceux qui, en économie, l’utilisent aux dépens des autres, le monde n’en serait plus à cette phase d’expérimentation remuante qui se prolonge dramatiquement… Le système actuel, néolibéral, est certainement la crise d’adolescence de l’économie mondiale. A défaut de pouvoir envisager une véritable maturité économique (que le commerce équitable, les A.M.A.P., les S.E.L., les micro crédits et d’autres initiatives nombreuses, tentent pourtant d’initier à leur niveau local ou micro-économique), se profile peut-être le gouffre d’une banqueroute mondiale, à la merci d’un scandale, d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle.

Jusqu’à quelles inégalités planétaires semblera-t-il plus rentable de valoriser l’investissement monétaire à court terme par la spéculation pour le bénéfice de quelques-uns censés le redistribuer, avec les conséquences que l’on sait (gaspillage des ressources, pollutions, paupérisation grandissante des populations, famines) que l’investissement à long terme pour le bénéfice de tous ?

 2 – Olympisme et challenge d’entreprise

        Chronomètre et médaille en chocolat

En économie, la valeur temps est productive en ce qu’il existe un décalage entre l’expression de la demande (le besoin des populations) et la réponse de l’offre (production industrielle, agriculture, énergie, services, information, etc.). Entre alors en jeu la libre concurrence (parfois dénommée aussi «loi de la jungle») qui permet la multiplicité des offres et leur ajustement. L’offre répondant le plus vite et le moins mal au besoin exprimé (ou fabriqué…) sera génératrice de plus de bénéfices. Cette culture de la concurrence s’est rapidement trouvé des accointances avec le domaine du sport, où l’on retrouve un même vocabulaire de gagne optimiste (challenge, performance, effort, chauvinisme, récompense…) nappé cette fois d’idéal culturiste et moral. L’on comprend bien l’intérêt qu’ont les entreprises dont l’objet le permet, à promouvoir le sport et les sportifs afin de valoriser leur image. Toutes les valeurs ripolinées de l’idéal olympique (fraternité entre peuples concurrents, esprit de dépassement de soi, etc.) sont des symboles rêvés pour le monde économico financier, où les sportifs eux-mêmes sont érigés en modèles, et valent de l’or..

Le travail, au sens physique, peut sans doute être rapproché d’une performance à accomplir, tout comme l’esprit d’entreprise peut l’être de l’idéal sportif. L’unité de production, le bureau ou l’usine, n’est-ce pas l’équipe ? La production, n’est-ce pas l’exploit toujours renouvelé, résultat de l’effort, de la persévérance et de la chance ? En nous rappelant la maxime de l’olympisme «l’important, c’est de participer», le salaire ne serait-il rien de plus qu’une récompense de participation, qui aurait valeur de passe-droit pour une durée d’un mois… Quant aux médailles, sans nul doute, ce sont les brillantes promotions hiérarchiques, avec primes et salaires à la clef.

La comparaison est valable aussi dans le cadre de l’intellectualisation et de l’abstraction croissante des emplois, par exemple dans le secteur tertiaire. Car le challenge sportif, c’est aussi celui de la souveraineté de l’esprit sur le corps. L’effort jusqu’au-boutiste de maîtrise qu’effectue le sportif met en danger son unité, et il se sent pressé, voire menacé par le temps (jusqu’à la possibilité de mort dans quelques sports extrêmes). Il s’agit tout autant pour n’importe quel trader, directeur ou gestionnaire de maximiser un effort, de concentrer un maximum d’énergie dans un minimum de temps, afin de décrocher le maximum de gains, le respect de ses pairs, et d’éviter l’humiliation.

 

La confrontation de soi-même aux autres officialise toujours la victoire d’un temps «objectif», celui du monde «réel», sur un temps subjectif et propre à chacun. C’est la reconnaissance par les autres de notre maîtrise de nous-mêmes, de nos désordres intérieurs domptés, et paradoxalement sans doute, c’est notre soumission à la vérité objective des montres, des téléphones portables, des ordinateurs, des chronomètres (cf. les douze coups de l’horloge, à minuit, dans le conte de Cendrillon, qui sonnent l’heure de la vérité, de la fin de la magie).


Mais qui est dans l’objectivité de l’insaisissable réel ? Le sportif qui voit son rêve lui échapper, ou le téléspectateur des Jeux Olympiques devant son grand écran plasma ? Le chômeur en fin de droits, ou le courtier en bourse jouant dans sa bulle financière ? La science économique prétend à l’objectivité, tout du 
moins à refléter la réalité, alors qu’elle n’est sans doute, comme d’autres sciences, qu’un système de représentation qui continue de faire illusion tant qu’on l’alimente avec les ambitions et les croyances par lui suscitées, et où toute prévision est prédiction, simulation, montage…

 

Résonance  
Pedro Vianna

L’autre réalité de l’économie bien sûr, ce sont les dons, les prêts gratuits, et tous les échanges inquantifiables, qu’ils soient financiers ou pas.


 3 – Le temps gagné, le temps perdu, l’informatique
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Lorsqu’on travaille à son jardin, nul besoin de livre de comptes ou de bilans chiffrés… Mais pour tout le reste ou presque de nos activités, le chiffre est omniprésent. Partout les risques doivent être cernés, les rendements assurés, les comptes faits. Le chiffre est devenu l’indicateur de tout. A toutes les étapes des processus de développement, il est l’incontournable garant de la rentabilité.

Dans ce contexte, l’ordinateur qui était au départ un allié précieux pour maîtriser la complexité des calculs, a bientôt permis de réaliser des gains de vitesse faramineux, et donc des économies de temps prodigieuses. Lui-même né de calculs, il a incité à développer les ressources de l’inventivité et a contribué à diminuer la pénibilité du travail, à éloigner ses aspects répétitifs… Mais où s’en sont allés les gains de la richesse ainsi produite ? Ces gains n’ont fait qu’augmenter le niveau de vie technologique de quelques millions de personnes. De surcroît, elles les ont réinvesti – en consommant et en votant – dans la reconduction du système économique en place, celui-là même ayant permis à l’informatique de si bien prospérer. Pendant ce temps là, pauvreté, détresse, misère, ont augmenté dans le monde.

On est dans une boucle de croissance technologique où tout ce que produit le système l’enrichit en retour, en un système spiralé. De nouvelles informations sur de nouveaux outils apparaissant sans cesse, il y a une émulation permanente entre désir et frustration : notre besoin de maîtrise artificiellement créé est perpétuellement frustré.

Mais le temps, sans nul doute, est immuable, et ce sont nos sentiments et nos cerveaux qui surchauffent pour optimiser nos valeurs les plus chères avant notre mort. Afin d’optimiser ces valeurs, dans un processus d’efficacité et de rentabilité propre à notre civilisation, le temps perdu (c’est-à-dire le temps économique gâché) est montré du doigt, banni, traqué, pourchassé, par nous-mêmes, dans tous les domaines de notre vie. Par contre, gagner du temps (même si c’est pour le perdre ensuite, ou pour le donner aux autres, ou ne pas savoir qu’en faire…) nous procure un sentiment fugace de bonheur, un court instant de répit abstrait, avant que nous nous précipitions de nouveau pour occuper ce temps-là de façon intelligente, c’est-à-dire, rentable, optimisée…

Ne faudrait-il pas nous arrêter simplement d’utiliser et de fractionner ce temps ? Ne pourrions nous pas lui laisser le temps en nous de se déposer pour qu’il puisse être plus nourrissant ? Sans doute faudrait-il savoir lâcher prise par rapport à des objectifs qui nous crispent, car ils sont avant tout les objectifs de la société économique, qui nous clame de nous battre pour vivre, plus encore de nous dépêcher en tout sinon quelqu’un prendra notre place, notre part de marché, notre influence, etc. Ce modèle basé sur la peur est devenu trop vite et trop facilement notre unique façon de vivre.

Cronos, le roi des Titans, n’a-t-il pas – nous raconte la mythologie – mangé chacun de ses enfants au fur et à mesure qu’ils naissaient ? Pourra-t-on arrêter jamais les goinfreries de l’œsophage économique mondial, qui ingurgite et absorbe toutes les volontés, y compris les meilleures, à son profit, avale tout rond le travail produit par tous au nom de la survie ? Plus notre temps se fractionne en unités de mesure exploitables en vue d’un rendement précis, moins il nous semble avoir de temps. Cronos nous sollicite, nous fait courir ; et plus nous nous débattons, plus il nous attire, et nous dévore.

 4 – Le temps et le travail
La pointeuse et Big Brother

Dans le paradigme de l’économie néolibérale mondialisée, la solution brandie à la face de la plupart des problèmes économiques, est de tout centrer sur le travail. Encore faudrait-il que cette solution ne soit pas envisagée uniquement en terme de quantité : travailler plus, être toujours plus efficace, produire plus, vendre plus…

A court terme il est vrai se pose toujours la question de la survie de tous. Compte tenu de la courbe démographique en hausse des habitants de la planète terre, la plus grande quantité de débrouille, d’agitation, de remue-méninges, fournie par chacun est toujours la solution apparemment immédiate au problème de pénurie des ressources alimentaires et énergétiques posé, dans le cadre du système économique postindustriel dominant, qui récupère la force de ce travail. Quand passera-t-on, comme certains le souhaitent, de l’économie quantitative industrielle de l’après-guerre à une véritable économie qualitative de la connaissance ?

Le travail en effet n’est plus actuellement le moyen le plus efficace de produire de la richesse, l’argent réinvestit sur la richesse produite par le travail des autres en crée bien plus rapidement, et certainement plus amoralement. De fait, le travail ne serait plus que par défaut le pilier central de la construction de la société… Il en serait devenu sa valeur refuge, celle dans laquelle on plonge par habitude, par obligation, par nécessité.

D’ailleurs la réalité du chômage prouve bien, s’il en était besoin, que ce n’est pas la valeur de travail des individus qui est recherchée en priorité dans le fonctionnement de l’économie. Dans le monde très concurrentiel des entreprises, le travail a même perdu sa perspective morale de réalisation de soi, puisque toute création de croissance (par exemple à l’échelle locale quand il est encore tenu compte de celle-ci) peut contribuer à plus d’appauvrissement planétaire du fait des désastres connus de la mondialisation.

Le vieux modèle selon lequel la richesse de certains enrichit finalement toujours le plus grand nombre est à revoir de près. Comment se sauver soi-même, ne pas risquer de faire disparaître son gagne pain, subvenir licitement aux besoins de sa famille, si l’on doit rendre service à son pays aux dépens des autres pays, si on doit réfléchir à distraire en permanence les gens de l’essentiel, si l’on doit travailler tous les jours à fabriquer des armes au nom de la défense de la démocratie, si l’on doit «arranger» du matin au soir de la nourriture pour mieux la vendre à l’autre extrémité de la planète ?

Et comment se sauver soi-même si l’on doit par exemple, afin de «booster» son propre salaire, «finaliser» un plan de «conquête» de marchés «émergeants» afin de démultiplier les bénéfices d’actionnaires d’une entreprise qui délocalise, aux dépens des emplois ou des salaires des employés de cette même entreprise ?

 5 – Le temps et la vie professionnelle
 L’horloge et l’agenda

Le temps au travail est un temps cadré et mesuré, entièrement tourné vers l’obsession de résultat, un temps du «faire» et de l’«avoir» par opposition à un temps supposé être de l’«être».

Fondamentalement lié à la contrainte, il est d’abord générateur de stress, conditionné au fait de devoir être à l’heure chaque matin, puis à chaque rendez-vous et pour chaque étape de la journée. Mais si le temps est traqué pour être traduit en efficacité économique, il est aussi très souhaitable d’en économiser afin de quitter au plus vite un cadre professionnel souvent contraignant, quand c’est encore possible d’en choisir l’heure de sortie. Le but, en plus d’un salaire à décrocher, est de pouvoir consacrer son temps à soi et à sa famille, à ses amis, à ses loisirs, à son sommeil et à sa santé, tous domaines où finalement notre propre désir de rentabilité nous rattrape bien vite…

 

Sans parler précisément des transports, le temps au travail est aussi un temps de remplissage. La pratique du reporting est désormais encouragée, afin de prouver notre capacité à maîtriser le temps… Elle consiste à présenter par écrit, quasi en se justifiant heure par heure, minute par minute, le travail que l’on produit, en le mettant soigneusement en forme, afin d’informer des activités que l’on réalise et des résultats que l’on obtient. Quand on arrive à ne plus faire que cela, c’est bon signe, l’on est prêt pour monter en grade… On peut aussi gagner de l’argent en ne prenant pas ses vacances. C’est ce que propose l’épargne temps avec la capitalisation des heures et des jours en crédit temps pour plus tard, ou en gain financier quasi immédiat.

Le temps au travail est encore un temps de conflits plus ou moins larvés, de relations plus ou moins obligées, très certainement un temps de planifications et de prévisions, quelquefois un temps de rires, trop rarement un temps d’épanouissement et de plaisir. Est-ce encore un temps d’ennui ? Qui a encore le loisir de regarder la pendule, aussi pénible soit son travail, dans ce monde néolibéral, si ce n’est pour essayer de la vendre et d’en trouver une mieux et moins chère ?

Plus encore, les secondes travaillées n’ont pas la même valeur pour tous, car le temps de travail diffère selon la catégorie sociale (La promotion sociale se mesure encore par le nombre d’années d’études réalisées, quoiqu’on puisse aussi «réussir» par d’autres moyens : téléréalité, star system, loterie, ou travail acharné…) Ce temps de travail est-il choisi ou contraint ? Est-il de 10 heures imposées, de 35 heures forcées, ou de 50 heures plaisir ? Est-il de jour ou de nuit, de matin ou de soir, de jour ouvrable ou de jour férié ? 

Résonance
Dominique Fénies 

Beaucoup d’autres interrogations peuvent se poser, particulièrement celles des rémunérations, et donc de la valeur monétaire de ce temps passé à «trimer », souvent coûteux en fatigue et en adrénaline. Permet-il de vivre ou seulement de survivre ? Sa pénibilité, ou son stress, sont-ils comparables selon que l’on s’agite en usine ou en bureau ?

 6 – Le temps intérieur
 Le rythme du cœur

Si la société et les systèmes économiques nous font courir, c’est que nous y trouvons aussi notre compte. Nous courons après une certaine idée de la réalisation de nos désirs, pour conforter nos croyances, expérimenter nos valeurs, et «réussir»…

En réalité, nous nous battons toujours contre nous-mêmes, et ce combat laisse des traces dans nos vies, sur notre visage et sur nos mains, plus encore que le temps lui-même. Le combat économique, la conquête de marchés, la survalorisation de l’efficacité, de la force, du pouvoir, du contrôle, semblent être le reflet d’une réalisation dévalorisante de nous-mêmes, une réalisation détournée au profit de notre seule personnalité. S’il n’y avait pas partout, de la place en crèche jusqu’au cimetière, un système qui valorise le modèle de la concurrence, serait-il nécessaire de courir perpétuellement après de nouvelles victoires tout en ayant la hantise des échecs ?.

Mais pourra-t-on jamais concilier temps économique et temps intérieur ? De même qu’en nous la respiration peut unifier la pensée et le corps, le modèle d’un fonctionnement équilibré semble exister dans la nature, en lien avec notre nature intérieure. Grâce aux alternances de lumière et de température, par les jeux du soleil, de la lune, de la pluie et du vent, une richesse graduée, abondante, de surcroît gratuite, devient accessible. Par l’intermédiaire de cycles, dont les saisons sont le reflet, un ballet interactif audacieux entre tous les règnes renouvelle les germinations, d’une façon organisée qui ne lasse pas l’observation ni l’admiration. Une hyper sensibilité à ces réalités, ou tout du moins une écoute et une intelligence active, permettent selon nos ruraux les plus alertes, de profiter avec sagesse des bienfaits de la nature, en évitant ses colères dévastatrices.

Jadis, dans la plupart des sociétés traditionnelles d’Amérique du Nord, en tout cas chez les indiens Cherokee, il était utile que chaque individu donne à sa communauté deux heures seulement de travail par jour, c’est-à-dire le strict nécessaire à une vie harmonieuse. Préserver l’équilibre de la nature, s’y intégrer avec douceur et respect, passait pour une évidence. Il existait une relation consciente de l’homme avec les éléments et les esprits, que ce soit pour les soins, la cueillette, la chasse, les déplacements, les choix de territoires.

Par comparaison, en Occident, on peut mesurer combien désastreux est pour la planète, mais aussi pour les générations à suivre, et pour notre temps intérieur, notre train de vie « travail-consommation-loisir» duquel nous ne pouvons hélas nous extraire sans nous mettre au ban de la société. De plus en plus de solutions, telle la décroissance en économie, ou l’autosuffisance énergétique en écologie, sont néanmoins proposées à notre entendement. Il s’agit à la fois de préserver les ressources de la planète et de rendre nos foyers d’habitation autonomes – panneaux solaires, architecture bioclimatique, jardins potagers, récupérateurs d’eau de pluie, chaudières à biomasse… –

Alors, quelle pourrait être la nature de notre temps intérieur ? En dehors de l’exploration de différents temps subjectifs (l’attente, l’impatience, le stress, les N.D.E., le rêve, l’expérience des drogues), il faut plonger dans les traditions pour découvrir un point sur lequel se rejoignent nombre de religieux ou de mystiques, depuis des millénaires et jusqu’à aujourd’hui : l’exploration de notre dimension verticale par l’expérience du silence, de la prière, de la méditation.

 

 Ce genre de quête propose un accès à un monde inédit et néanmoins réel, qui relativise le poids du passé, et le souci de l’avenir. N’existerait ainsi qu’un éternel présent. Récemment, les livres d’Eckhart Tolle approfondissent cette thèse : tout se ramène toujours à ce moment précis où l’on se retrouve dans le maintenant, et il n’existe qu’un seul grand moment éternel, le moment que nous vivons maintenant, et où je vis moi à l’instant : seule l’illusion du mental, nous ramène à la causalité apparente du monde. Le vécu absolu de l’instant présent par l’outil de la conscience nous permet de prendre les bonnes décisions, indépendamment des comportements passés qui nous conditionnent, et indépendamment de notre peur de l’avenir. Eckhart Tolle reprend là des thèmes déjà abordés par G. I. Gurdjieff au tout début du XXème siècle, avec la pratique du « rappel de soi », mais l’on retrouve sous différentes formes cette attention au vertige ontologique aussi bien chez les Pères du désert avec la pratique de l’hésychasme, que bien entendu dans le Bouddhisme et le Bouddhisme zen.

À un niveau plus quotidien, il est souvent fait l’expérience d’un temps différent, continu, s’inscrivant dans la durée, mais consistant à s’immerger totalement dans une activité, au risque de s’oublier, d’oublier son corps, son esprit ; cela peut arriver en faisant la cuisine, ou en dansant, mais cela à toujours quelque chose à voir avec l’innocence. Les souhaits d’étourdissement que l’on recherche dans les pratiques artistiques, sportives, ou même amoureuses, sont aussi des tentatives d’oubli de soi, au profit d’une altérité que l’on espère transformatrice.

Des moments de non-temps semblent aussi se manifester – ou bien nous en avons le sentiment après coup – dans des activités que nous avons à cœur de mener, fondamentalement vibrantes, des activités qui peuvent être à l’avantage des défavorisés, des plus faibles, des malades, des plus jeunes, des plus vieux, mais aussi des activités réalisées pour soi, au profit de l’art pour une réalisation quelconque, lors d’un voyage à l’étranger, ou pour un court moment de communion avec la nature. Ces générosités, au bénéfice immédiat des autres, ou pour le meilleur de soi-même, traduisent le souhait de se défaire du temps objectif, de s’extraire des vicissitudes du monde ; elles sont le reflet d’une désidentification salutaire, elles sont un contournement pour désamorcer le compte à rebours mécanisé de notre vie, une sorte de soupape de sécurité pour nos émotions les plus précieuses. Notre subjectivité est éternelle !

 

Résonance
Pèlerinages d’un moine bouddhiste au Tibet
Lama Anagarika Govinda
Ed. Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, 1998 – p.95-96

Dans ces jeux où cœur, émotion, et esprit s’entremêlent, nulle opposition entre passivité culpabilisante et activité débordante, nulle notion de «travail» ou de «loisir», nul désir de gratification salariale, nulle obligation de rentabilité économique. Ces moments de temps intérieurs retrouvés sont le tissu indispensable de la reconstruction du monde

 

Travail de nuit

Dix heures le soir

la terre n’est plus qu’un Monopoly

 

De onze heures à minuit

le temps se vêt d’une sorte d’humeur décontractée

l’heure est soudainement devenue jaune, et elle étincelle

le noir ne peut plus lui résister

 

Entre minuit et une heure, la vie est rouge

mais c’est imperceptible, personne ne le voit

rien ne brille plus, la vie n’est qu’un rougeoiement qui se souvient

 

Entre une heure et deux heures

il se passe des choses, mais aucun dormeur ne s’éveille

ce ne sont même pas des choses

ça se passe dans un mouvoiement imperceptible

d’un vert très mystérieux

 

Entre deux et trois heures

tout est bleu

 

Trois heures déjà, quatre heures bientôt…

dégustation des heures creuses

rien encore à murmurer, pas même une absence

le silence est transparent, il lutte contre rien, dans toute sa splendeur

 

Entre quatre et cinq

le diaphane plonge lentement dans le blanc soyeux

le bruit du silence se mesure au silence du bruit

 

Entre cinq et six

l’existence est fragile, fraîche, d’un rose timide

elle a bizarrement peur de sa douceur

elle va s’éteindre sans doute, elle ne pourra jamais continuer à vivre

 

Six heures passées

tout bouge, le Temps lui-même, habillé en violet vif, a un goût de revenez-y

 

Sept heures

personne n’a faim…

tout se résume à des pavés gris et des jouets jaunes

 

Dominique Féniès

Il tentait de lisser le temps

il tentait de lisser le temps

les heures se révoltaient

les minutes se raidissaient

les secondes s’entortillaient

 

des instants enfoncés dans le passé

ressurgissaient grimaçants

le narguaient

se projetaient dans l’avenir

le sien et ceux des autres

riaient aux éclats

pendant que doucement

silencieusement

il pleurait

 

Paris, 9.VI.2008

 

Pedro Vianna

 

Poème extrait de : en toute nudité, livre XXXVIII 

 tout instant est l’instant

Site de Pedro Vianna : http://poesiepourtous.free.fr

Le chemin des nuages blancs

En le mécanisant, l’homme ne s’est pas rendu maître du temps, mais son esclave, et plus il essaie d’en «gagner», moins il en possède. Il ne serait pas plus fou de vouloir capter une rivière dans un seau puisque ce qui fait la rivière, c’est le courant, la continuité de son mouvement ; il en va de même pour le temps. Seul celui qui l’accepte dans sa plénitude, dans son rythme éternel et créateur, essence même de sa continuité, peut le dominer et le faire sien. Accepté de cette façon, le temps, si l’on ne résiste pas à son courant, perd son pouvoir sur nous, et nous sommes portés par lui comme sur une vague, sans être submergés et sans perdre de vue notre éternité essentielle.

 

Lama Anagarika Govinda

Pèlerinages d’un moine bouddhiste au Tibet , p.95-96

Albin Michel 1998. Spiritualités vivantes